LA TURQUIE D'ERDOGAN AU BORD DE LA CRISE ECONOMIQUE ET INTERIEURE CHERCHE A REDORER SON BLASON SUR LE DOS D'ISRAËL
Entre la Turquie qui estime son honneur bafoué et Israël qui a pour principe intangible de ne jamais s'excuser quand sa sécurité est en jeu, l'impasse semble totale. Mais quand la raison finira par reprendre le dessus, les deux pays ne pourront que s'entendre.
- Sous-marin israélien de la classe Dolphin / REUTERS -
L'AUTEUR
Jacques Benillouche Journaliste indépendant (Israël). Jacques Benillouche tient un blog, Temps et Contretemps. Ses articles
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La brouille entre Israël et la Turquie semble avoir atteint un point de non retour. Pour autant, le conflit entre les deux pays ne devrait pas s’éterniser. Les intérêts communs stratégiques et économiques sont trop grands. Au-delà des invectives, des menaces populistes et des mouvements d’humeur, les protagonistes reviendront à de meilleurs sentiments, poussés en cela par leurs armées respectives. Israël et la Turquie ont besoin l’un de l’autre et ils n’ont pas de politique de rechange à court terme
L’honneur perdu
Lorsque les hommes trinquent en portant un toast, ils formulent un vœu ou un souhait. En France, on souhaite la «bonne santé», en Israël, la vie, «lehaïm» et en Turquie on entrechoque son verre «à ton honneur». Le conflit avec Israël est d’abord pour les Turcs une affaire d’honneur et leur mauvaise humeur n’est ni stratégique, ni politique. Elle est plus futile... et plus profonde. Les Turcs n’ont pas apprécié que le rapport de l’ONU n’ait pas cru devoir condamner le blocus de Gaza par Israël, rendant ainsi légale l’interception de la flottille turc en 2010.
Certes la force excessive dles commandos, qui ont fait neuf morts, a été condamnée. Mais les Turcs ont estimé leur honneur atteint parce que l’ONU a souligné qu’ils n’avaient rien fait pour empêcher la violence sur le navire Mavi Marmara. Les Israéliens avaient donc eu raison d’intervenir. Tayyip Erdogan a justifié sa décision d’expulser l’ambassadeur israélien pour venger son honneur. L’incident aurait pu être clos si le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou avait laissé les diplomates trouver une formule capable de sauver l’honneur des deux parties.
Mais les Israéliens ont toujours peur d’un précédent qui les entrainerait à être contraints à des excuses à chacune de leurs opérations. En revanche, le ministre de la défense Ehud Barak, qui est très proche des militaires turcs, était partisan d’adresser ses regrets à la Turquie. Les nationalistes de la coalition s’étaient opposés à toute action qui aurait pu être considérée comme un aveu de faiblesse. Ils ne souhaitaient pas désavouer une armée qui avait agi aux ordres du pouvoir politique.
Coopération militaire
Les industries militaires israéliennes ont tout à perdre de suspendre les fournitures d’armes à un gros client. En 2009, Israël talonnait la France comme cinquième exportateur d’armes du monde à une différence de quelques millions de dollars. Le ministre Hervé Morin s’était inquiété de perdre cette place au profit d’Israël. Mais en 2010, Israël a été rétrogradé à la septième place en raison de ses mauvais résultats dus en grande partie à la diminution des ventes à la Turquie.
Les dirigeants industriels, qui ont les yeux fixés sur le carnet de commande, n’ont pas autant de susceptibilité que les diplomates. Ils étaient prêts à envoyer sur place une délégation qui aurait transmis une formule d’excuses agréés par les deux parties. Mais c’était sans compter sur l’intransigeance israélienne qui a fait dire à un dirigeant: «Ils peuvent aller en enfer. Ils comprendront ainsi ce que signifie le respect du droit maritime international quand notre Marine navigue dans les eaux internationales de la Méditerranée.»
Les militaires israéliens ont gardé d’excellents liens avec l’armée turque qui souffre de ne pas disposer de matériel suffisant. Ils sont intervenus auprès d’eux pour qu’ils arbitrent la situation mais, en attendant, ils refusent de signer de nouvelles commandes, de drones en particulier dont la première tranche de livraison a été livrée. Le gouvernement israélien a voulu montrer sa capacité de nuisance en encourageant les kurdes, armés, financés et entrainés par des officiers de Tsahal, à réchauffer la frontière avec l’Irak.
Matériel militaire israélien
Israël a diffusé sa haute technologie dans le cadre des liens étroits entre les deux armées. L’armée turque est entièrement équipée de matériel israélo-américain et il est inconcevable de changer de fournisseur à court terme. Elle peut encore tenir quelques mois mais les pièces de rechange viendront à manquer et affaibliront une armée puissante. La baisse de qualité de l’armée turque pourraient alors se retourner contre les politiques qui seront accusés d’avoir affaibli l’ossature du régime.
Au moment où le gouvernement d’Erdogan cherche à éliminer progressivement les militaires qui lui font de l’ombre, il peut difficilement affaiblir les capacités d'une armée qui a déjà été décapitée puisqu’une grande partie des officiers a été placée d’office à la retraite. L’ancien chef de la police militaire, Necdet Özel, a été nommé au poste de chef de l’état-major. Les officiers du commandement supérieur des forces armées voient d’un mauvais œil la promotion de nombreux officiers proches du courant islamique. Il doit donc composer.
Les Israéliens comptent sur la vieille garde militaire pour modérer les politiques. Erdogan a voulu prendre le leadership des pays arabes mais il a été contré par l’Arabie saoudite. Il a cherché à offrir aux révolutions arabes son modèle fondé sur un régime démocratique contrôlé par une armée forte mais sa seule réussite a été de consolider la lutte contre l’ennemi sioniste.
Les Américains qui tiennent à la réconciliation entre Israël et la Turquie refusent de se substituer au fournisseur défaillant dans une volonté de pression sur les Turcs. La suspension des contrats de défense pénalise aussi l’aviation israélienne qui entrainait ses pilotes dans le ciel turc, à la frontière avec la Syrie et l’Iran. Elle ne dispose plus du droit d’espionnage des frontières de l’Iran et des moyens de communications qui permettaient d’avoir l’œil et l’oreille sur toutes les usines nucléaires iraniennes.
Printemps arabe
Les menaces du ministre turc des Affaires étrangères, Davutoglu, d’étendre le printemps arabe contre Israël a inquiété les autorités américaines qui considèrent que le ministre est allé trop loin : «On dirait que Ankara menace d'attiser les populations palestiniennes et arabes israéliens contre le gouvernement israélien et l'armée. Si c'est ce que M. Davutoglu a voulu dire, la Turquie prend le risque que le président Obama et les gouvernements européens interdisent sa participation dans les opérations de l'Otan au Moyen-Orient.» Les puissances occidentales ont même menacé de voter une résolution de condamnation contre la Turquie si elle persistait à organiser la révolte arabe aux portes d’Israël. Elles conseillent en revanche de mieux canaliser l'insurrection syrienne qui déborde sur la Turquie.
Les Américains sont convaincus que la Turquie «bluffe» car elle n’a pas les moyens économiques pour s’attaquer à Israël. Elle exporte vers Israël du matériel ménager qui fait tourner ses usines de montage et de l’eau de moins en moins nécessaire depuis la mise en place d’usines de dessalement d’eau de mer. Elle a vu le tourisme israélien se réduire à 10% de son volume habituel. Elle donne l’impression d’user de rhétorique anti israélienne pour masquer ses difficultés économiques internes. Les Etats-Unis font pression sur la Turquie pour rétablir les liens privilégiés qui garantissaient l’hégémonie de ses deux alliés dans la région et ils ne sont pas prêts à se substituer à Israël pour la fourniture d’armes.
Economie en berne
Les analystes économiques occidentaux ont démonté la fausse croissance du PIB turc à 11% qui a été gonflée artificiellement par la politique de crédit à bas taux de sa Banque Centrale, au point de risquer à court terme de créer une bulle. La Turquie subit en fait une crise profonde qui la fait rejoindre la Grèce et le Portugal avec une balance commerciale qui s’effondre et une monnaie dévaluée. Le premier ministre Erdogan doit faire face à une crise économique en plus de la crise interne liée à la démission en masse des dizaines de généraux qui ont protesté contre l’emprisonnement de leurs collègues accusés de complot.
Les occidentaux s'interrogent sur la capacité d’Erdogan à gouverner et se demandent si son temps à la tête du gouvernement n’est pas compté. Ils craignent qu’il suscite une aventure militaire entre les forces navales turques et Israël pour détourner l’attention sur les difficultés économiques du pays. La volonté des Turcs de réchauffer le front maritime avec les Israéliens est un jeu dangereux car la marine turque ne peut pas rivaliser avec la technologie de pointe des missiles et du brouillage électronique israéliens. Par ailleurs les sous-marins Dolfin, en provenance d’Allemagne, donnent à Israël la suprématie maritime.
Le Premier ministre israélien est convaincu qu’il devra réviser sa position vis-à-vis des Turcs dans l’intérêt de son propre pays tandis que la Turquie attend le geste qui débloquera la situation et qui lui confèrera à nouveau son honneur. Benjamin Netanyahou vient d’affirmer vouloir une amélioration des relations avec la Turquie: «Nous respectons le peuple turc et ses traditions, et nous voulons vraiment une amélioration de nos relations». Cette déclaration a été faite symboliquement devant des militaires de la marine israélienne à Haïfa. Il a fait l'éloge des membres du commando qui a participé à l'arraisonnement du Mavi Marmara, le 31 mai dernier: «La notion de justice est le plus important atout stratégique d'Israël et c'est en son nom que je vous dis que le peuple d'Israël, qui vous a envoyés pour cette mission, est fier de vous, nous sommes fiers de vous». Le premier ministre semble préparer l’opinion publique à une réconciliation qui ne porterait pas atteinte au moral de l’armée et qui ne discréditerait pas la Marine. Tsahal n’attend que cette décision.
De Jacques BENILLOUCHE
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