Qui sont les anti-juifs d’aujourd’hui ?
À l’occasion de la sortie son dernier livre "Israël et la question juive", le philosophe Pierre-André Taguieff a été interviewé par l’historien Andreas Pantazopoulos pour le journal grec Kathimerini. L’interview sera publiée en grec le 31 juillet prochain. La voici en français dans Atlantico.
Pierre-André Taguieff est philosophe, politologue et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF).
Il est l’auteur de Les Fins de l’antiracisme (Michalon, 1995) et La Couleur et le sang. Doctrines racistes à la française (Mille et une nuits, 2002) et Israël et la question juive (Les provinciales, juin 2011).
Andreas Pantazopoulos : Vous parlez depuis une vingtaine d’années d’un antisémitisme nouveau que vous appelez “nouvelle judéophobie”. Pouvez-vous nous donner les traits de base de cette nouvelle configuration ?
Pierre-André Taguieff : Le postulat de la nouvelle judéophobie est le suivant : les juifs constituent un peuple en trop. À cet égard, on note une continuité dans les formes de l’hostilité aux Juifs. La principale différence consiste dans le remplacement du grief de "cosmopolitisme" ou de "nomadisme" par celui de "nationalisme" ou de "colonialisme" : les juifs incarnaient le contre-type du « sans-patrie » dans le vieil antisémitisme politique, ils incarnent aujourd’hui le type négatif du "nationaliste" (colonialiste, voire "raciste") dans le cadre de la nouvelle judéophobie à base antisioniste.
Il s’ensuit que l’appartenance des juifs à la commune humanité est mise en doute, et même, par les antijuifs radicaux, niée purement et simplement. Ce qui peut se traduire par un impératif ainsi formulable : "juifs, cessez d’être juifs pour devenir humains !" Pour être humainement acceptables, les juifs doivent disparaître en tant que juifs. Or, dans la nouvelle vision antijuive du monde, la première étape de cette élimination n’est autre que la destruction d’Israël. La réalisation de cet objectif constitue la "solution" de la nouvelle "question juive", résultat de l’islamisation du discours antisioniste, mêlant les arguments de type nationaliste ou ethno-nationaliste aux thèmes politico-religieux du fondamentalisme musulman. Le programme "antisioniste", considéré dans ses formulations radicales, a un objectif explicite : "purifier" ou "nettoyer" la Palestine de la "présence sioniste" ou "juive", considérée comme une "invasion" qui souille une terre palestinienne ou arabe (pour les nationalistes) ou une terre d’Islam (pour les islamistes). Que professe le judéophobe d’aujourd’hui ? Quelle est sa physionomie ? Est-il de droite, ou de gauche ?
Pierre-André Taguieff : Cinq traits permettent de définir le style et le contenu du discours des antisionistes radicaux :
1. Le caractère systématique de la critique d’Israël, une critique hyperbolique et permanente faite sur le mode de la dénonciation publique et recourant aux techniques de la propagande (sloganisation, amalgames, etc.) ;
2. La pratique du « deux poids, deux mesures » face à Israël, c’est-à-dire le recours au « double standard ». Cette pratique systématique de la mauvaise foi, dès qu’il s’agit de l’État juif, conduit à la condamnation unilatérale d’Israël, indépendamment de toute analyse des faits ;
3. La diabolisation de l’État juif, traité comme l’incarnation du mal, impliquant une mise en accusation permanente de la politique israélienne fondée sur trois bases de réduction : le racisme/nazisme/apartheid, la criminalité centrée sur le meurtre d’enfants palestiniens (ou musulmans) et le complot ;
4. La délégitimation de l’État juif, la négation de son droit à l’existence - donc la négation du droit du peuple juif à vivre comme tout peuple dans un État-nation souverain -, ce qui implique d’isoler l’État d’Israël sur tous les plans, en organisant notamment contre lui un boycott généralisé ;
5. L’appel répété à la destruction de l’État juif, impliquant la réalisation d’un programme de « désionisation » radicale, ou plus simplement une guerre d’extermination, où l’Iran nucléarisé jouerait le rôle principal. Dans vos analyses, vous insistez particulièrement sur le complexe formé par l’islamisme radical et la nouvelle judéophobie. Le thème récurrent est la destruction d’Israël. Mais la question qui se pose est la suivante : peut-on critiquer la politique d’Israël sans être judéophobe ? Pierre-André Taguieff : Le vieil antisémitisme se survit à travers la simple substitution du mot "sioniste" au mot "juif", notamment chez les adeptes de la pensée conspirationniste : la "conspiration juive internationale" est ainsi rebaptisée "complot sioniste mondial".
L’islamisation des Protocoles des Sages de Sion, auxquels se réfère la Charte du Hamas, en constitue le principal vecteur.
Le complot international est interprété par les islamistes radicaux, de façon paranoïaque, comme un grand complot contre l’islam et les musulmans, conduit par les juifs. L’existence même de l’État d’Israël est perçue comme la preuve du mégacomplot. Si Israël doit être détruit, c’est parce qu’il est le résultat d’une opération perçue comme criminelle : l’installation des juifs sur une prétendue "terre d’Islam".
L’islamisation de la cause palestinienne rend impossible toute véritable négociation susceptible d’aboutir à un compromis. Je distingue clairement, dans tous mes travaux depuis les années 1980, l’antisionisme radical de la critique légitime, dans une perspective libérale/pluraliste, de la politique de tel ou tel gouvernement israélien, de droite ou de gauche. La critique démocratique de la politique d’un gouvernement, relevant du débat public légitime, ne doit pas être confondue avec l’appel à la destruction d’un État-nation. Or, c’est un tel appel à l’éradication qui forme le cœur du programme de l’antisionisme radical.
Atlantico.fr et JForum.fr
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