Compte rendu de livre
P.A. Taguieff, La Judéophobie des Modernes. Des Lumières au Jihad mondial - Un compte rendu par Carl Bergeron
samedi 13 décembre 2008, par Annie Lessard, Marc Lebuis
« Pour Taguieff, et c’est là l’originalité première de son livre, l’antisémitisme, tel qu’il fut mythologisé dans l’histoire officielle, est périmé, sinon complètement marginalisé. Les militants de l’islamisme radical – ennemis déclarés d’Israël – seraient, selon Taguieff, les nouveaux relais de la judéophobie. Cette passion serait doublement entretenue : par une interprétation fondamentaliste du Coran, d’une part, ainsi que par la complicité rhétorique avec le discours « progressiste » de l’intelligentsia de gauche, sensible à l’argumentaire « anti-raciste » et « anti-impérialiste » de la cause palestinienne ».
Carl Bergeron a écrit pour Point de Bascule un compte rendu du livre de Pierre-André Taguieff récemment sorti à Montréal, La Judéophobie des Modernes. Des Lumières au Jihad mondial. (Odile Jacob, 2008, 683 p.)
Carl Bergeron est directeur du journal en ligne L’Intelligence conséquente. Nous avons déjà publié un article de cet auteur. Voir : Les émeutes de Montréal-Nord : quelques observations
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Compte rendu signé Carl Bergeron :
En France, Pierre-André Taguieff faisait paraître en août dernier, chez Odile Jacob, La Judéophobie des Modernes. Des Lumières au Jihad mondial. Cet ouvrage capital, qui fait suite à de nombreux travaux de l’auteur sur l’antisémitisme, n’est disponible que depuis le 9 décembre à Montréal. Se proposant de démystifier « la nouvelle judéophobie », Taguieff y dresse la généalogie de l’antisémitisme, en prenant soin toutefois de distinguer les différentes phases d’antisémitisme qui, depuis l’antijudaïsme chrétien, ont ponctué la longue histoire du peuple juif.
Pour Taguieff, et c’est là l’originalité première de son livre, l’antisémitisme, tel qu’il fut mythologisé dans l’histoire officielle, est périmé, sinon complètement marginalisé : « Si l’antisémitisme, au sens strict du terme, constitue la forme prise par la judéophobie au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, élaborée dans le cadre des doctrines racistes fondées sur l’opposition ‘Aryens/Sémites’, puis largement diffusée à la faveur des mobilisations nationalistes ‘fin de siècle’, l’antisémitisme est un régime de judéophobie appartenant désormais au passé. Il s’est progressivement effacé dans la période d’après-guerre. [1] » Le Juif, désormais désémitisé, appartiendrait en effet, sous l’influence d’une propagande antisioniste tout particulièrement virulente, d’abord et avant tout à l’Occident, et pas n’importe lequel : « raciste », « impérialiste » et « colonialiste ». Profitant d’un consensus antiraciste international, où domine une idéologie « anti-raciste » hostile par principe à la nation, les « nouveaux judéophobes » auraient cristallisé l’amalgame entre le « sionisme » et l’Occident chrétien, incarné par les États-Unis. Les militants de l’islamisme radical – ennemis déclarés d’Israël – seraient, selon Taguieff, les nouveaux relais de la judéophobie. Cette passion serait doublement entretenue : par une interprétation fondamentaliste du Coran, d’une part, ainsi que par la complicité rhétorique avec le discours « progressiste » de l’intelligentsia de gauche, sensible à l’argumentaire « anti-raciste » et « anti-impérialiste » de la cause palestinienne.
Une guerre contre l’Occident
Depuis les « attentats-suicides » de Dar es-Salam et de Nairobi, en août 1998, contre des ambassades américaines, l’islamisme radical s’est engagé dans une guerre totale et sans fin qui aura essentiellement pris sa pleine dimension, aux yeux de l’opinion occidentale, lors des attentats du 11 septembre 2001. Or, dès février 1998, un appel à la création d’un Front islamique mondial est lancé par un groupe d’islamistes radicaux, dont Ben Laden et Ayman al-Zawahiri, qui provoquera, entre 1998 et 2001, « l’affluence de milliers de candidats qui vont être formés dans les camps d’Al-Qaida, principalement en Afghanistan, pour aussitôt participer à divers conflits dans le monde (Algérie, Tchétchénie, Bosnie et Kosovo, Philippines et Indonésie, Tadjikistan, Somalie, Yémen). » Ben Laden, « fidèle à sa stratégie de provocation, [n’hésite] pas, écrit Taguieff, à présenter l’acquisition d’armes chimiques comme un devoir islamique », élevant volontiers la haine des Américains au rang de « devoir religieux ».
Dans une « Déclaration de Jihad contre les Américains qui occupent le pays des deux lieux saints », qu’il émet par fax le 23 août 1996 aux journaux arabes, Ben Laden théorise le jihad en opposition aux Américains et aux Juifs, qualifiés « d’alliance judéo-croisée » : « Chacun d’entre vous, dit-il, sait quelle injustice, quelle oppression, quelle agression subissent les musulmans de la part de l’alliance judéo-croisée et de ses valets ! (…) La dernière calamité à s’être abattue sur les musulmans, c’est l’occupation du pays des deux sanctuaires, le foyer de la maison de l’islam et le berceau de la prophétie (…) » Ben Laden, selon un raisonnement démagogue familier aux islamistes radicaux, finit par antagoniser la modernité occidentale (lire : américano-sioniste) et la cause palestienne, accusant la première de compromettre la seconde, icône de toutes ces « cultures menacées par la modernité, l’impureté et la perte des traditions ».
Ici, Ben Laden se fait idéologue et surtout stratège. Dès les débuts de l’appel au jihad mondial, les têtes dirigeantes de l’islamisme radical ont su retourner les incertitudes de « l’Occident décadent » contre l’Occident même, en émaillant leur discours de références connues de l’altermondialisme et de l’antiaméricanisme militant, dont Jean Ziegler, Noam Chomsky et Emmanuel Todd. Dans une vidéo diffusée le 7 septembre 2007, Oussama Ben Laden s’adressait au peuple américain en empruntant à la rhétorique anticapitaliste pour proposer une vision du monde où s’affrontent « l’Occident capitaliste/démocratique » et « l’Islam ». Selon Ben Laden, l’Occident est responsable du réchauffement climatique, d’une globalisation marchande déshumanisante et d’une histoire ponctuée par la domination (colonialisme, esclavagisme, Holocauste ( ?), etc.), tandis que l’Islam, promesse de « tolérance » et de « bienveillance », figurerait l’espoir tant attendu d’un salut pour le genre humain. Le constat des islamistes radicaux face à l’Occident est le même que celui de l’extrême-gauche occidentale, et consiste à évoquer comme un mantra « la faillite du système démocratique », qu’il s’agirait pour eux de faire déboucher sur l’alternative de la conversion à l’islam. « Dans la mesure où le système démocratique permet aux grandes entreprises de soutenir les candidats, dit Ben Laden, que ce soit au Congrès ou à la présidence, il ne devrait y avoir aucune raison de s’étonner – et il n’y en a aucune – de l’échec des Démocrates à arrêter la guerre. Vous êtes ceux qui ont pour dicton ‘l’argent a la parole’. (…) Malgré tout, il existe des solutions pour l’arrêter. » Et Ben Laden de renouveler son invocation au martyr et au sacrifice chez les soldats du jihad, tout en retournant l’accusation de « terrorisme » contre les « grandes entreprises », jugées responsables de la destruction de la planète et du désordre des peuples extra-occidentaux. « Y a-t-il donc une forme de terrorisme plus forte, plus claire et plus dangereuse que celle-là ?, demande-t-il. C’est pourquoi je vous dis : comme vous vous êtes libérés vous-mêmes dans le passé de l’esclavage des prêtres, des rois et du féodalisme, vous devriez vous libérer vous-mêmes du mensonge, des fers et de la pression du système capitaliste. [2] »
Dans la perspective de l’islamisme radical, la cause palestienne n’a d’intérêt que si elle se voit dépolitisée et intégrée à un schéma d’interprétation globale où elle acquiert une dimension messianique. L’islamisme, qui se pense et se vit comme l’expansion d’un empire (l’Oumma), ne considère que très défavorablement l’institution de l’État-nation, facteur éventuel de séparation entre les sphères politique et religieuse, et trait détesté de la civilisation occidentale. « La cause palestinienne, écrit Taguieff, constitue à la fois un motif de Jihad et un puissant moyen d’attirer la sympathie de fractions du monde non-musulman afin d’y nouer des alliances provisoires. » Les militants d’extrême-gauche qui, en Occident, croient faire avancer la « cause palestienne » en se faisant les relais complaisants de la mythologie antisioniste, feignent d’ignorer la réalité : la Palestine n’est plus la cause de la Palestine mais celle de l’islam, depuis au moins la fin des années 1980, comme en témoigne la création du Hamas. « Ces militants néo-gauchistes ou tiers-mondistes, écrit-il, s’imaginant combattre pour la ‘libération’ d’un peuple ‘opprimé’ et en quête d’un État national, ne savent pas qu’ils combattent pour une cause islamique, par définition supranationale. »
Les militants d’extrême-gauche prétendent pratiquer un « antisionisme » rationnel, critique d’Israël et de ses agissements présumés abusifs. Leurs bonnes intentions ignorent toutefois que la propagande antisioniste, telle que véhiculée plus largement dans les États arabes, dont la République totalitaire d’Iran, postulent en réalité un islamisme de principe. Le Hamas, qui considère le territoire de l’État d’Israël comme une « terre musulmane », exclut d’emblée le dialogue politique, puisqu’il refuse toute reconnaissance de l’existence d’Israël. Taguieff cite à cet effet l’article onze de la Charte du Hamas : « Le Mouvement de la Résistance Islamique croit que la Palestine est un Waaf islamique consacré aux générations de musulmans jusqu’au Jugement Dernier. Pas une seule parcelle ne peut en être dilapidée ou abandonnée à d’autres. […] Ce Waaf persiste tant que le Ciel et la Terre existent. Toute procédure en contradiction avec la Chari’a islamique en ce qui concerne la Palestine est nulle et non avenue. [3] » L’islamisation de la « cause palestienne » conduit ainsi à alimenter l’antisionisme radical qui se déploie au Proche-Orient, plus précisément en Égypte, en Iran, en Syrie et au Liban, où les dirigeants estiment utile de détourner sur Israël et le « sionisme » la colère des masses asservies.
Taguieff qualifie cet « antisionisme » de « radical » pour mieux mettre l’accent sur « l’absence de toutes conditions, de toutes limites et de toute mesure de la haine portée à Israël, en tant qu’État-nation dans lequel s’est réalisé le projet sioniste ». Procédant d’une vulgate anti-israëlienne mise au point par la propagande soviétique et arabo-musulmane dans les années 1950 et 1960, la grande vague de judéophobie planétaire actuellement observable aurait trouvé sa forme radicale lors de la guerre des Six-Jours (juin 1967), quand l’existence même d’Israël était déniée sous prétexte de « bellicisme », « d’impérialisme » et de « nazisme ». Aujourd’hui, des hautes instances de certaines dictatures du Proche-Orient expriment cet antisionisme radical en proclamant ouvertement leur haine d’Israël. Cette haine pour Israël se confond avec une haine des Juifs en ce qu’elle puise sa source paranoïde dans une réactivation des anciens schémas de diabolisation antisémites : le Juif, représenté sous les traits d’un agent pathogène et infectieux, se voit réduit à la condition d’une sous-humanité virale.
Le 22 février 2008, le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, dans un discours retransmis à la télévision devant des milliers de partisans à la mosquée de Beyrouth, a soulevé l’enthousiasme de la foule en déclarant : « La disparition d’Israël est un fait établi. » Deux jours plus tôt, rappelle Taguieff, le président iranien Ahmadinejad avait traité Israël de « sale microbe noir », image médicale d’ailleurs reprise par le général Mohammad Ali Jafari, commandant des Gardiens de la révolution, qui a affirmé que le Hezbollah, soutenu par l’Iran, détruirait l’État hébreu : « Dans un avenir proche, nous assisterons à la destruction du microbe cancéreux qu’est Israël par les mains puissantes des combattants du Hezbollah. » Avec raison, Taguieff souligne que « cette haine, faisant feu de tout bois, est d’une tout autre nature que la critique, aussi vive soit-elle, de telle ou telle politique menée par le gouvernement israëlien. » Si l’antisionisme prétend s’inscrire dans une trame politique et intelligible, la ferveur dont il témoigne, sous sa forme radicale et islamisée, trahit plutôt une irrationalité judéophobe qui échappe à la règle de la « mutualité des intérêts » régissant les relations internationales. D’autant plus que, selon les plus récents rapports de l’AIEA, le programme nucléaire iranien continuerait de se développer en vue d’une application militaire [4], malgré les avertissements répétés de la communauté internationale.
Outre l’amalgame entre le sionisme et les Juifs, entre la responsabilité d’un État et la responsabilité d’une collectivité, la grande nouveauté de la judéophobie contemporaine consiste à voir dans Israël l’avant-poste de la « modernité occidentale », représentée par les Etats-Unis d’Amérique. Expression banalisée en France par Dieudonné, « l’axe américano-sioniste » est désormais employée avec une connotation conspirationniste, suggérant que les Etats-Unis seraient à la solde du « lobby juif ». Oussama Ben Laden, dans une entrevue accordée à PBS en 1998 [5], disait d’ailleurs de l’administration Clinton « qu’elle représent[ait] Israël à l’intérieur de l’Amérique », prétendant que les « Juifs se servaient de l’Amérique pour faire avancer leurs plans pour le monde, et surtout pour le monde musulman. » D’où les quolibets contre Bush après septembre 2001, le président américain se voyant qualifié par les islamistes radicaux de « valet » et de « marionnette de Sharon ». Très justement, Taguieff voit dans ce jumelage complotiste de « l’impérialisme américain » et du « sionisme » une réplique, dans le discours antijuif, de l’antique couplage du judaïsme et de la franc-maçonnerie : « Les nouveaux mythes conspirationnistes autour du 11 septembre 2001 en témoignent : les principales organisations conspiratrices désignées sont la CIA et le Mossad. » Réflexe conspirationniste entretenu, selon Taguieff, par le discours « neutraliste » des mouvances néo-gauchistes et néo-communistes, qui a régulièrement posé, dans les années 2001-2005, l’équation « Bush = Sharon = Ben Laden », mettant dos à dos les démocraties pluralistes et les mouvements totalitaires comme des formes relatives de « terrorisme ».
La théorie du « complot américano-sioniste » est partagée à la fois par le président de l’Iran Mahmound Ahmadinejad et le président du Vénézuela, Hugo Chavez, pour lesquels une telle vision complotiste est l’occasion idéale de « communier dans la haine et la démagogie anti-occidentale ». Le populisme néo-tiers-mondiste de Chavez, inspiré par un antiaméricanisme apparemment inextinguible, conjugué à l’antisionisme radical d’Ahmadinejad, illustrent la nouvelle nébuleuse victimaire qui se forme actuellement contre les démocraties pluralistes. Dans l’esprit de la nouvelle judéophobie, être Occidental c’est être Juif, et être Juif c’est être Occidental. Dans tous les cas, c’est être un « croisé ».
Le rôle du « néo-gauchisme » dans le fondamentalisme islamique
Pour Taguieff, « c’est dans l’absolu rejet du ‘sionisme’, d’un ‘sionisme’ mythifié, que communient ces nouveaux alliés ». D’où l’importance de la « cause palestienne », transformée à l’excès selon les besoins toujours plus grandioses des idéologues professionnels. Contre tout bon sens, la figure du Palestinien se voit investie par la mythologie révolutionnaire, qui en fait une nouvelle incarnation du « prolétaire opprimé », contribuant ainsi à rendre le conflit israëlo-palestinien de plus en plus insoluble d’un point de vue politique. Reconnaissant que la nouvelle nébuleuse idéologique, fruit d’un fatras de mouvances néo-gauchistes, est difficile à circonscrire, Taguieff cite le témoignage d’Ilich Ramirez Sanchez, dit Carlos, terroriste international bien connu, qui fut également militant communiste, tiers-mondiste et islamiste :
Le rôle du néo-gauchisme semble surtout se concentrer sur l’identification forcée du mouvement « altermondialiste » avec la « cause palestinienne », présentée comme exemplaire de la situation des peuples dans le « nouvel ordre planétaire » de la mondialisation libérale. Cet essor propagandiste, qui se cimente autour de l’offre idéologique de l’islamisme, se fait également appeler islamo-gauchisme.
Sous sa forme « respectable », l’islamo-gauchisme a pour but d’éduquer l’opinion occidentale à la « tolérance », en invitant médias, universités et administration publique à criminaliser les discours et les comportements dits « islamophobes », ou contraires à l’avancement naturel de l’islamisme dans les démocraties pluralistes. Le crime « d’islamophobie », qui a été construit de toutes pièces par les islamo-gauchistes, est tout particulièrement fréquent dans les « sociétés multiculturelles », où l’alliance islamogauchiste contribue à jeter l’anathème sur celui ou celle qui aura eu l’audace d’interroger tel ou tel aspect de l’islam. Le malheur est que, dans le cas de l’Europe, « l’islamophobie » n’est plus qu’un caprice théorique, né de la complaisance de quelques intellectuels islamophiles : elle a désormais force de sanction dans la réalité.
L’assassinat du cinéaste anti-islamiste Theo Van Gogh, le 2 novembre 2004 à Amsterdam, montre, selon Taguieff, « que les propos incendiaires des prédicateurs islamistes et des militants antiracistes appelant à la chasse aux islamophobes peuvent être [désormais] suivis de passages à l’acte [en Europe]. » Pour les islamistes, « l’islamophobe » est un infidèle, tandis que pour les militants « antiracistes », l’islamophobie représente le « nouveau racisme ». L’islamogauchisme peut, de cette façon, compter à la fois sur une force de sanction contre le discours, la pensée, le langage, assurée par les idéologues « antiracistes » ; ainsi que sur une force de sanction physique, assurée par des cellules terroristes et/ou par des islamistes isolés, cherchant de leur propre initiative à poursuivre le jihad par la chasse aux « islamophobes ».
Dans une analyse tout particulièrement fine, Taguieff rappelle que l’assassin de Theo Van Gogh, Mohammed Bouyeri, né aux Pays-Bas mais détenant la double nationalité néerlandaise et marocaine, appartenait à un groupe d’obédience salafiste qui projetait de commettre d’autres assassinats. Parmi leurs cibles, Ayaan Hirsi Ali, députée libérale d’origine somalienne, connue pour ses critiques du fondamentalisme islamique : elle avait d’ailleurs demandé à Theo Van Gogh de tourner le court-métrage Submission Part I, une dénonciation des violences commises contre les femmes par l’islamisme radical qui entraînera la fureur des islamistes. Bouyeri aurait été endoctriné à une mosquée d’Amsterdam, Al-Tawhid, liée au mouvement Tabligh et menée par l’imam incendiaire Mahmoud El-Shershaby. Dans le poignard planté dans le ventre du cinéaste, Bouyeri avait accroché un document, qui était en fait une menace adressée à Ayan Hirsi Ali. « Selon ce texte, écrit Taguieff, la jeune élue était une ‘soldate du mal’ ayant ‘tourné le dos à la Vérité’, une ‘menteuse’ qui allait ‘se briser en mille morceaux contre ‘l’islam’, et devait être tuée puisqu’elle s’était ralliée aux ‘ennemis de l’islam’. » Sans surprise, et conformément à la nouvelle judéophobie propagée par les islamistes, « on trouve également dans le document laissé par l’assassin des menaces visant les ‘maîtres juifs’ de la chambre des députés, le maire d’Amsterdam Job Cohen et le président du Parti de la Liberté et de la Démocratie (VVD) – auquel Hirsi Ali s’était ralliée –, Jozias Van Aartsen, quant à lui nullement d’origine juive. »
Signe de l’emprise du « politiquement correct » lié à l’idéologie « anti-raciste », le film Submission, de Theo Van Gogh, faisait encore peur six mois après l’assassinat du cinéaste. Au printemps 2005, les autorités du festival de Locarno, en Italie, disaient vouloir ne pas passer le film pour éviter de provoquer un nouvel assassinat ! Pour Taguieff, « l’acte de pointer une menace réelle telle que le menace islamiste, même après le 11 septembre 2001, demeure suspect aux yeux de ceux qui, dans l’espace public européen, veulent dormir tranquilles sous la voûte du politiquement correct. » Impasse gravissime, puisqu’une société qui ne sait plus désigner ses ennemis est une société vouée à l’anéantissement. « Cette censure idéologique, dit-il, révèle l’esprit de démission qui menace l’Europe. »
L’instrumentalisation de l’anti-racisme joue une part essentielle dans la matrice islamogauchiste. Elle est même nécessaire pour retourner l’accusation de « racisme » contre Israël, et pour suggérer, par extension, une hypothétique « vengeance » post-Holocauste : les Juifs, jadis victimes d’un génocide, seraient devenus bourreaux et s’apprêteraient à éradiquer le peuple palestinien. Israël, nazifiée, devient la patrie à combattre et à disqualifier. À cet égard, soulignons la troublante Résolution 3379 de l’Assemblée générale de l’ONU en novembre 1975, qui assimilait le sionisme à une « forme de racisme et de discrimination raciale » – la Résolution ne sera abrogée que seize ans plus tard, en 1991. Ce à quoi il faut rajouter la Conférence de Durban, en 2001, « qui a montré que la démonisation ‘antiraciste’ d’Israël et du ‘sionisme’ restait le principal rituel des nouveaux judéophobes ». Farouk Kaddoumi, chef du département politique de l’OLP, déclarait à cette occasion que « les pratiques israëliennes contre les Palestiniens dépass[aient] l’Holocauste en horreur ». La Conférence de Durban 2, prévue pour 2009, risque de reprendre un scénario similaire, recentré cette fois autour de la condamnation de « l’islamophobie ». Orchestrée par l’Organisation de la conférence islamique, cette condamnation (commise « au nom d’un antiracisme dévoyé, sous l’égide de la Lybie et Cuba »), puisant dans le rapport rendu public lors du sommet de mars 2008, insiste sur « le rôle [coupable] des seules démocraties occidentales », avec un accent particulier sur Israël.
Preuve de la croissance accélérée de son influence, la propagande antisioniste réussit à motiver diverses manœuvres visant à discréditer l’État d’Israël par rapport à l’Europe. Les « appels récurrents » au boycott de l’État juif, qui prennent la forme du « refus de toute relation avec le monde universitaire israélien », se multiplient « à l’initiative de minorités actives ». Le 22 avril 2005, un appel au boycottage académique et culturel était lancé en Grande-Bretagne par l’Association of University Teachers. « La décision du conseil d’administration de l’AUT de boycotter certaines universités israéliennes était assortie, remarque Taguieff, d’un accord favorable à la diffusion, auprès de ses différentes sections locales, d’une lettre ouverte émanant d’organisations palestiniennes et appelant au boycottage de toutes les universités israéliennes ». L’AUT, une organisation qui regroupe les enseignants de l’ensemble des universités britanniques (Cambridge, Oxford, London Business School, etc.), n’est pas sans bénéficier d’un puissant capital de crédibilité et de normalisation. Voilà un basculement qui témoigne à tout le moins de la vitalité de la propagande antisioniste dans l’intelligentsia européenne.
L’apport du néo-gauchisme dans la nouvelle judéophobie serait concomitant d’une « déracialisation » de l’antisémitisme traditionnel, tel qu’il s’est articulé du XIXe siècle jusqu’à la moitié du XXe siècle. La Conférence de Durban, de même que la réussite propagandiste des milieux néo-gauchistes dans les universités, les médias et l’administration publique, seraient le symptôme de la métamorphose fondamentale des passions antijuives : « [Le] registre racialiste de la judéophobie, disons, l’antisémitisme au sens strict du terme […] ne survit aujourd’hui que dans certains milieux néonazis ultra-marginaux, bien que parfois fort bruyants, notamment en Allemagne et en Russie. La haine des Juifs a désormais partie liée avec l’antiracisme tel qu’il s’est dévoyé dans divers milieux militants ‘anti-sionistes’, perverti par ses usages communistes, tiers-mondistes, arabo-musulmans et islamistes [6] ».
La nouvelle judéophobie : l’enjeu de la représentation
On s’en doutait, mais il est bon qu’un chercheur de haut niveau comme Taguieff nous le démontre, chiffres à l’appui : les crimes judéophobes, en hausse en France, occupent – de loin – la première place dans la hiérarchie peu enviable des crimes haineux [7]. Et surtout, à rebours de l’opinion commune, ces crimes ne sont plus majoritairement commis par des individus d’extrême-droite, mais par des « jeunes » des « quartiers sensibles », souvent issus de l’immigration, en particulier maghrébine et musulmane. « Sur 463 menaces antijuives recensées en 2003, écrit-il, 50 d’entre elles seulement paraissent imputables aux milieux d’extrême droite. Alors qu’en 1993, 92% du total des violences racistes et xénophobes (antisémitisme compris) étaient imputables à l’extrême droite, ce pourcentage tombe en 2003 à 18% (14% en 2002). [8] »
La situation qui prévalait en 1993 n’est donc plus du tout la même quinze ans plus tard. L’antisémitisme « déracialisé » (que Taguieff appelle « judéophobie ») des islamistes antisionistes n’est pas le même que celui, racialiste, héritier de l’antisémitisme du XIXe siècle scientiste, de l’extrême-droite traditionnelle. Curieusement, l’opinion française fait fi de cette nouvelle mutation, et continue de croire à une « baisse de l’antisémitisme » contre une supposée « hausse de l’islamophobie » (frauduleusement mise en scène par les médias), dissimulant mal son exaspération de voir les Juifs prétendre au statut de victime. Surtout que, aveuglés par la propagande multiculturelle, les Français se disent convaincus – à tort – que les musulmans et maghrébins sont les premières victimes de crimes haineux en France [9] .
Après une analyse serrée de tous les indicateurs disponibles, Taguieff conclut à une corrélation entre la poussée des crimes antijuifs en France, entre 2000 et 2004, et l’actualité au Proche-Orient. Dès 2004, le lien entre l’actualité proche-orientale et les crimes antijuifs commence à disparaître, signe selon l’auteur que l’on serait en voie de passer d’une « judéophobie conjoncturelle » à une « judéophobie structurelle ». La nouvelle judéophobie est alimentée par une hypermédiatisation du conflit israélo-palestinien, même en période d’accalmie : d’une part, par le relais mimétique des images évoquant une « Palestine martyr », et d’autre part par le commentaire infini de la machine médiatique française, qui souffre régulièrement d’un préjugé anti-israélien. Phénomène dangereux, puisqu’il pourrait conduire à « importer en France le conflit israélo-palestinien sous diverses formes ».
La contamination médiatique est sans aucun doute un facteur déterminant dans l’actuelle vague de judéophobie. La consolidation d’Internet comme outil premier de communication entre les individus et les peuples ne fait que renforcer la vulnérabilité de l’Occident face à la propagande islamiste et/ou antisioniste. Taguieff consacre des pages fascinantes (p. 300-308) à l’affaire al-Dura, une histoire qui non seulement a fait les manchettes, mais a profondément influencé la dynamique du conflit entre Israël et la Palestine. Rappelons les faits : le cameraman palestinien Talal Abu Rahma, travaillant depuis 1988 pour France 2 en collaboration avec le journaliste chevronné Charles Enderlin, correspondant permanent de la chaîne en Israël, filme vingt-sept minutes d’un incident impliquant le jeune al-Dura, âgé d’une douzaine d’années. La version « officielle » qui circule à ce moment-là est que al-Dura aurait été tué, dans les bras de son père, par des tirs israéliens. Les images font le tour du monde, avec la voix d’Enderlin – qui n’était pas sur place lors de l’incident – commentant la scène : les soldats israéliens, de sang-froid, auraient tué l’enfant intentionnellement. Les images médiatisées ont été l’objet d’un court montage qui fait tout au plus une minute, sur les vingt-sept filmées. Les réactions ne se sont pas fait attendre : en représailles, des Palestiniens en fureur mettent en pièces les corps de deux réservistes israéliens. L’affaire al-Dura annonce la seconde Intifada, au milieu d’un « marché médiatique international » spectaculaire – les Israéliens étant d’emblée montrés du doigt, partout dans le monde, pour leur prétendue brutalité meurtrière. « La mort atroce supposée de l’enfant martyr, tué par les sionistes, est ainsi devenue sans tarder une légende, et l’enfant objet de culte dans les pays arabo-musulmans. » À un point tel que les islamistes qui égorgeront le « Juif Daniel Pearl », en 2002, diffuseront une vidéo de l’exécution avec une photo en arrière-plan de Mohammed al-Dura.
Mais voilà, l’ennui est que cette affaire al-Dura, qui enflamme les États arabes et la propagande islamiste, serait une mystification. La seule personne qui était sur place, le cameraman Talal Abou Rahma, affirmait sous serment, le 3 octobre 2000, que Mohamed al-Dura avait été abattu de sang-froid par l’armée israélienne. C’est sur la foi de ce témoignage que le journaliste Charles Enderlin a commenté le montage de 55 secondes, fournissant une trame narrative à ce qui n’était qu’un enchevêtrement d’images. Le 30 septembre 2002, pourtant, Talal Abou Rahma se rétracte. Dans les enquêtes menées par des journalistes et l’armée israélienne depuis 2000, il s’avérera que le jeune al-Dura, au cas où il aurait été tué (car ce n’est pas certain), l’aurait été « selon une haute probabilité par une balle palestinienne ». En effet, les images firent l’objet d’une manipulation par Talal Abou Rahma ; les rushs complets fournis par France 2, qui montraient une répétition de scènes de fausses fusillades, avec de faux blessés, accréditèrent la thèse de la mise en scène. Lors d’un procès pour diffamation, que Charles Enderlin et France 2 intentèrent contre des journalistes criant à la mystification dans l’affaire al-Dura, le rapport d’un spécialiste de balistique, Jean-Claude Schlinger, se fera explicite : « Si Jamal et Mohammed al-Dura ont été atteints par balles, les tiers ne pouvaient techniquement pas provenir du poste israélien, mais seulement du poste palestinien PITA, ou de tireurs placés dans le même axe. Aucun élément objectif ne nous permet de conclure que l’enfant a été tué et son père blessé dans les conditions qui ressortent du reportage de France 2. Il est donc sérieusement possible qu’il s’agisse d’une mise en scène. » Soulignons que France 2 n’a fourni à la cour que 18 minutes de rushs sur les 27 au total, ce qui ne manqua pas de susciter l’ironie de bien des observateurs.
L’efficacité de la contamination médiatique se fonde certes sur la prodigieuse rapidité de transmission des nouvelles technologies et des réseaux de télévision (les chaînes sont aujourd’hui retransmises partout dans le monde), mais également – aspect peu souvent relevé – sur la puissance de « l’idéologiquement correct ». Ici, le journaliste fautif est bel et bien Charles Enderlin, qui n’a pas su se soustraire à la pression idéologique qui avait cours lors de l’Intifada Al-Aqsa, ainsi qu’aux préjugés militants de son cameraman, membre du Fatah. « L’idéologiquement correct » impose son manichéisme primaire, proposant une grille de lecture uniforme, adaptée au langage médiatique : d’un côté, l’armée israélienne, impersonnelle, « sans visage », constituée de soldats et de tanks ; de l’autre, des enfants palestiniens qui souffrent, montrant au monde entier, à travers cette même souffrance, la vérité du conflit. « C’est peut-être là le principal succès de la propagande anti-israélienne depuis la première Intifada : dans les années 1990, et massivement lors de l’Intifada Al-Aqsa, les dirigeants palestiniens, en stratèges cyniques, mettent volontiers en avant les femmes et les enfants, donc des non-combattants supposés, susceptibles de faire d’émouvantes victimes innocentes. » L’enjeu est de taille, puisqu’il se situe au niveau de la représentation, et qu’il engage une codification du conflit israélo-palestinien à l’échelle des médias internationaux, dans une logique où « l’idéologiquement vraisemblable peut se transformer magiquement en réalité ».
Les conséquences de ces mystifications médiatiques sont extrêmement graves. Dans ce cas-ci, le faux incident impliquant l’armée israélienne et le jeune al-Dura, repris par la propagande islamiste, « sonna l’heure du jihad mondial dans le monde musulman », un an à peine avant les attentats du 11 septembre 2001. « Le reportage trompeur de France 2 a puissamment servi à diaboliser et à criminaliser Israël en réactivant le mythe du Juif tueur d’enfants, tout en alimentant le discours des partisans du ‘Jihad défensif’ mondial. » Pour les islamistes, et pour un nombre grandissant de médias occidentaux, l’armée israélienne représente une « machine à tuer des arabo-musulmans », en particulier des « femmes et enfants » ; elle constitue, à leurs yeux, la figure la plus achevée du « sionisme ».
L’islamisme, ou la canalisation du ressentiment
La position islamiste postule un sentiment de supériorité, de domination, qui puise sa source dans une réalité qui n’a, quant à elle, rien de « supérieure » : le Proche-Orient est, avec l’Afrique, l’un des endroits les plus primitifs au monde sur les plans culturel, économique et scientifique. La fameuse « civilisation » que les islamistes, bravaches, opposent aux Occidentaux « barbares », est une construction fictive qui n’a strictement aucun sens : « l’identité civilisationnelle de l’islam a été perdue depuis plusieurs siècles ». La véritable identité du monde musulman, affirme Taguieff, consiste en une « opposition religieusement cimentée à l’Occident », « objet d’un profond ressentiment, et certainement d’une inquiétude mêlée d’envie ». Le monde musulman ressemble davantage à une « banlieue du monde moderne » qu’à une civilisation exotique, qui aurait été récupérée, en amont de « l’impérialisme » et du « colonialisme » occidental, jusque dans les tréfonds iréniques de l’histoire orientale. Au contraire des pays et des peuples, « les civilisations ne font pas la guerre », disait Pierre Manent. C’est pourquoi, pourrait-on dire, l’islam ne forme pas une civilisation. L’appel à la « guerre totale » se situe du seul côté des islamistes radicaux.
De quoi parle-t-on, lorsqu’on parle du « monde musulman » ? On parle de plaques géotectoniques, ici et là percées de puits de pétrole, coincées entre l’Occident de la « mondialisation libérale » et les puissances émergentes d’Asie. Le Proche-Orient est gouverné par des dictateurs et/ou par des gouvernants autoritaires, qui se servent de l’islamisme et de la propagande « anti-américano-sioniste » comme soupape pour abaisser les tensions locales. « D’après un rapport de l’Organisation arabe pour l’éducation, la culture et les sciences (ALECSO), le tiers du monde arabe est analphabète : sur 335 millions de personnes, environ 99,5 millions sont analphabètes. » L’état catastrophique du monde arabo-musulman maintient les masses dans une catanonie proche de l’abrutissement, les faisant communier dans un ressentiment qui n’exclut pas, en parallèle, une quête de « dignité » quasi infinie – envers d’un quotidien vécu sous le sceau de « l’humiliation ». La mythologie théopolitique mise en place par les régimes islamistes offre des réponses immédiates aux populations diminuées par la pauvreté, la misère, l’analphabétisme et l’infantilisation. C’est ainsi que s’exprime un ressentiment collectif, qui a les apparences d’une cohérence « civilisationnelle », alors qu’il n’en est rien. Il s’agit tout bêtement de masses indifférenciées, à la recherche d’un sens à leur malheur, hélas dans l’indifférence absolue de dirigeants qui préfèrent galvaniser leur ressentiment par des mythes victimaires plutôt que de soulager leur sort par des actions politiques et locales concrètes.
Donnons quelques exemples du registre intellectuel des dirigeants islamistes. Pour le général Moustafa Tlass, longtemps ministre syrien de la Défense et vice-président, les attentats du 11 septembre 2001 auraient été organisés par le Mossad, qui aurait ainsi voulu provoquer des représailles américaines contre le monde arabo-musulman. En outre, les véritables victimes du 11 septembre ne seraient pas les États-Unis, mais bien « les musulmans du monde entier ». « Quant au tsunami (raz de marée) qui a dévasté, fin décembre 2004, un certain nombre de pays d’Asie du Sud (Indonésie, Inde, Thaïlande, Malaisie, Sri Lanka, Seychelles), nombre de prédicateurs islamistes le présentent comme un juste châtiment visant des populations ‘corrompues’ par les Juifs et les Américains, une ‘vengeance divine’. » On évoque aussi, chez certains prédicateurs, la possibilité d’essais nucléaires secrets d’Israël…
Ce ressentiment hystérique (« c’est la faute à… »), pour visible qu’il soit, n’en répond pas moins à un autre ressentiment, beaucoup plus subtil, qui concerne directement l’intelligence occidentale. C’est la vulgate néo-gauchiste qui contribue, en tout premier lieu, à soutenir le discours victimaire des idéologues islamistes en affaiblissant délibérément les sociétés occidentales de l’intérieur. Le « politiquement correct » n’est pas une invention islamiste, mais occidentale ; méthode totalitaire de contrôle de la pensée et du débat public, il permet à ses commettants d’empêcher que la réalité ne soit jamais nommée [10]. Dans son remarquable essai sur les « impostures du progressisme », Les Contre-réactionnaires, paru en 2007, Taguieff ramenait le « politiquement correct » à un « principe de gouvernement par la Terreur » : « transposé dans l’ordre culturel, au sein des sociétés médiatiques contemporaines et en temps de paix, il se manifeste par un terrorisme intellectuel qui, utilisant les armes symboliques de la diffamation et de la dénonciation publiques, place les dissidents, les hérétiques et les hétérodoxes devant l’alternative stricte : bannissement ou rééducation (après repentance). [11] » Terreur efficace, « qui revient à imposer aux excommuniés désireux d’échapper à la mort sociale le choix de l’exil (qui peut être intérieur) ou celui de l’autocensure permanente. »
« Conjonction des ressentiments [12] », l’islamogauchisme table sur la « repentance victimaire » qui caractérise les sociétés occidentales du XXIe siècle. Le « progressisme », dépositaire du « sens de l’Histoire » (qui est toujours un « sens du Progrès »), réinvente, à travers la double figure du Palestinien et du musulman, l’inspiration révolutionnaire de « l’opprimé » – moteur historique indispensable au récit de l’intelligentsia « progressiste ». Si, sur la scène internationale, ce schème de pensée messianique se manifeste par une posture antisioniste de mauvaise foi, il se manifeste à l’intérieur des sociétés occidentales par un discours « immigrationniste » complaisant qui dépolitise les immigrés issus du monde musulman pour mieux les enclaver dans une logique de revendication technocratique. Au Québec, la Commission Bouchard-Taylor aura représenté jusqu’à la caricature ce cas de figure. La doctrine inter/multiculturaliste de la Commission illustre la nouvelle dynamique identitaire imposée aux immigrés, qui ne doivent plus se définir dans une tension qui pointe vers l’assimilation éventuelle à la nation, mais dans une opposition systémique d’autant plus perpétuelle qu’elle est consacrée par l’État comme facteur de reconnaissance identitaire et sociale. Cette configuration malsaine, facteur de désordre, sinon de guerre civile, s’attaque à la primauté du politique comme axe de médiation entre l’espace public et le réel. D’où, de plus en plus, la difficulté de nommer publiquement la réalité dans un langage qui ne soit pas neutralisé à l’origine par « l’idéologiquement correct » [13]. Le politique permet l’exercice de la parole dans la cité. Si le politique s’efface, c’est la parole elle-même qui disparaît : seuls demeurent, à la surface, le babil des bourreaux tranquilles et la résignation des masses.
En France, l’interdiction de nommer le réel culmine dans la thématique de l’immigration arabo-musulmane. Les actes d’une violence rare, impliquant des bandes ethniques rivales issues de l’immigration, sont systématiquement traduits dans le logiciel du « politiquement correct » par la classe idéologique dominante, pour laquelle un jeune immigré n’est jamais « causeur », mais « causé », moins coupable qu’agi par des « déterminants extérieurs ». « Les sociologues immigrationnistes de l’immigration et les islamologues islamismophiles sont passés maîtres dans une telle opération de blanchiment idéologique : un immigré ou un jeune issu de l’immigration (extra-européenne, et de préférence africaine subsaharienne ou maghrébine), quoi qu’il puisse faire (voler, violer, tortuer, tuer), n’est jamais vraiment coupable. » Taguieff perçoit, dans ce discours victimaire, une tendance à attribuer des mobiles fictifs de revendication politique légitime à des individus pourtant étrangers à l’exercice démocratique. « [Le déliquant issu de l’immigration] est toujours déjà excusé, voire transfiguré, par la ‘misère’ ou la ‘discrimination’ dont il est nécessairement ‘victime’. Ou bien on le présente comme un jeune légitimement révolté contre les ‘violences policières’ ou le ‘racisme policier’ [14]. Il est une victime par nature. […] Bref, le délinquant hyper-violent, en s’exprimant spontanément, milite sans le savoir. »
Le phénomène est d’autant plus préoccupant que l’immigration arabo-musulmane est inséparable, en France, de la nouvelle dynamique judéophobe. Pour l’essentiel, les « jeunes issus de l’immigration [arabo-musulmane] » sont nourris par une « culture en mosaïque », qui mêle des « héritages culturels familiaux et des éléments de la culture médiatique mondiale », teintés d’islamisme radical, « dont les thèmes sont diffusés sur de multiples sites Internet et traduits par des images télévisuelles qui passent en boucle ». Or, ceci semble laisser de glace le consensus français. Car la judéophobie qui ne passe pas par le « lepénisme », qui n’est pas explicable par « l’extrême-droite », « ne mobilise guère la population française ». On peut donc légitimement se demander si, en matière de dénonciation « antiraciste », il n’y aurait pas deux poids, deux mesures. La judéophobie est-elle moins grave parce qu’elle n’implique pas l’extrême-droite ? Moins spectaculaire, sans doute, en ce qu’elle ne mobilise pas le schéma de combat fantasmé du progressisme. Nul « réac », nul « facho aryen » à dénoncer. Que des immigrés extra-européens. Situation embarrassante, puisque les « jeunes issus de l’immigration », du point de vue de l’intelligentsia bien-pensante, sont censés jouer un rôle tout autre : celui de « jeunes en colère » contre un « système inégalitaire et discriminatoire ».
L’intelligence du politique, ou l’art de l’autocritique
Ouvrage touffu, dense, La Judéophobie des Modernes. Des Lumières au Jihad mondial s’inscrit dans une démarche unique. Pierre-André Taguieff est l’un des plus fins esprits de l’intelligence française. Son travail, qui mêle habilement érudition et analyse politique, permet de renouer avec ce qu’on pourrait appeler « l’intelligence du politique ». Une partie considérable de son ouvrage est consacrée aux racines historiques de l’antisémitisme, notamment celui de la période des Lumières (Voltaire et le baron d’Holbach) : section passionnante, aux recoupements nombreux, qui élargit et éclaire la réflexion sur la « nouvelle judéophobie » contemporaine. J’ai toutefois jugé que cette partie plus érudite, moins explicite sur la situation géopolitique actuelle, n’est pas pertinente dans le cadre d’un compte rendu destiné à un site d’information sur l’islamisme.
La Judéophobie des Modernes constitue, avec Les Contre-réactionnaires, un diptyque indispensable pour comprendre notre temps. Bien que La Judéophobie des Modernes puisse se lire comme une démystification impitoyable de l’islamisme, il est aussi, en même temps, une mise en garde adressée contre la civilisation occidentale, « qu’il faut se garder d’idéaliser pour autant ». La démence de l’islamisme est-elle un miroir de notre propre démence ? Si oui, dans quelle mesure ? Dans Les Contre-réactionnaires, Taguieff était sans équivoque sur l’état de nos sociétés démocratiques : « Si, comme le suggérait Hannah Arendt (suivie en cela par Raymond Aron et Alain Besançon), l’un des principaux traits du totalitarisme réside dans la substitution permanente de l’idéologie à la réalité, nos démocraties tièdes et festives sont imprégnées d’esprit totalitaire. [15] »
Pour Taguieff, la « civilisation occidentale » doit être défendue, ne serait-ce que parce qu’elle repose sur le principe de liberté politique. C’est donc par un retour aux sources vitales de leur tradition politique que les Occidentaux peuvent espérer reconstituer, contre « l’esprit de démission » de l’époque, le « sens de la cité » sans lequel aucun redressement ne saurait être envisagé. Cette posture implique une préférence innée pour la critique et/ou l’autocritique, contre la tendance actuelle à « l’autocensure », d’ailleurs prônée avec véhémence par nos élites dhimmis, qui tentent de nous faire passer leur lâcheté pour de la sagesse. Ne nous laissons donc pas divertir par les ricanements et les appels à la démission. La conscience aigüe d’un double front, à l’intérieur de nos sociétés « politiquement correct » comme à l’extérieur, n’est pas le signe de consciences paranoïaques, mais de consciences lucides. Dans le contexte actuel, la tentation de la démission équivaut à croire aux vertus émancipatrices du sommeil.
Et Taguieff de conclure :
Dans un discours prononcé le 26 novembre 1938, quelques jours après la « Nuit de cristal » (9-10 novembre) organisée par les nazis, Léon Blum faisait remarquer à ses contemporains tentés par l’esprit munichois : « Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire qu’on ait acquis la sécurité par la lâcheté, et cela ni pour les peuples, ni pour les groupements humains, ni pour les hommes. » Cinq ans plus tôt, après la prise de pouvoir en Allemagne par les nazis, Joseph Goebbels s’était publiquement réjoui en tenant ces propos ironiques : « Cela restera toujours l’une des meilleures farces de la démocratie que d’avoir elle-même fourni à ses ennemis mortels le moyen par lequel elle fut détruite. »
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