21 juin 2008
Qui sera le prochain Grand rabbin de France : Joseph Haïm Sitruk ou Gilles Bernheim ? Le vainqueur aura du pain sur la planche, tant le monde juif bouge.
Judaïsme. Drôle d’ambiance pour une élection par Philippe Clanché
Quelques jours après les musulmans de France, les juifs vont élire le 22 juin leur nouveau chef spirituel. Grand rabbin de France depuis 1987, Joseph Haïm Sitruk veut poursuivre son règne. Mais Gilles Bernheim ne l’entend pas ainsi. Les deux candidats étant classiques en matière religieuse, le débat se jouera sur l’ouverture ou non de la communauté juive aux autres croyants et à la société. Sur la possibilité de proposer un visage le plus compatible possible avec la concorde intercommunautaire, gage de bonne laïcité.
Aujourd’hui, la bataille électorale n’est pas vraiment feutrée, notamment avec à la tribune ouverte d’Internet. Demain, l’heureux élu devra décider comment se comporter face à l’émiettement grandissant de la galaxie judaïque nationale et la lutte d’influence avec le très présent, et « laïque », Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France). Lequel garde une neutralité stratégique, préservant l’avenir.
Si le débat n’est pas exemplaire (quelle campagne électorale l’est ?), au moins une communauté religieuse donne à voir un processus démocratique, comme le vivent régulièrement protestants et musulmans. En novembre dernier, le cardinal André Vingt-Trois a été élu président de la Conférence des évêques de France sans que transparaissent ni son projet, ni les conditions de son élection par ses pairs. Si cette campagne pour le Grand rabbinat de France pouvait inspirer le monde catholique…
Imaginez une pleine page dans La Vie, TC ou Famille chrétienne. Un prélat en gros plan, souriant mais sérieux quand même, et un slogan « L’Action catholique avec Mgr X. Pour l’Église de France du xxie siècle. Rendez-vous sur www.MgrX2008.org ». Ou encore une page « Pour nous, c’est Mgr Y », signé par trente personnalités en vue, avec la date de la tournée du candidat dans les plus grandes villes du pays. Surréaliste en milieu catholique (absence de culture démocratique oblige), cette campagne électorale bat son plein dans la presse juive depuis plusieurs semaines. Les deux candidats au poste de Grand rabbin de France rivalisent de soutiens, de recommandations et d’arguments pour remporter la mise le 22 juin prochain. La bataille n’est pas strictement religieuse. Les deux candidats se situent dans une stricte orthodoxie, tant religieuse que morale. Le clivage majeur apparaît dans la vision du monde et le regard sur l’extérieur de la communauté.
« Une façon non religieuse d’être religieux »
Le tenant du poste depuis 1987 – soit trois septennats – est le très populaire Joseph Haïm Sitruk. Successeur de René-Samuel Sirat, ce Séfarade amène, toujours le bon mot à la bouche, est très apprécié des juifs de France. Après son attaque cérébrale en 2001, les soirées de prière se sont multipliées dans toute la France et le Grand rabbin ne manque jamais de remercier sa communauté pour l’aider à surmonter l’épreuve. Il est resté toutefois diminué et sa rééducation l’a beaucoup occupé ces dernières années. « Joseph Sitruk a une vision auto-centrée du judaïsme, explique la sociologue Martine Cohen, chercheuse au CNRS. Il demande aux pouvoirs publics un espace plus facile pour pratiquer. Son autorité est celle du maître, du rav. Les questions institutionnelles l’intéressent moins. »
Face au patriarche se dresse un candidat très sérieux. Avec sa réputation d’être un des plus grands penseurs juifs du pays, Gilles Bernheim a des atouts. Bien plus qu’en 1994 lorsqu’il s’était déjà porté candidat face au même Joseph Sitruk. « Il parle autrement, sans exclusivisme, note Martine Cohen. Gilles Bernheim est ouvert à une façon non-religieuse d’être juif. » « Le Grand rabbin doit promouvoir le discours d’un judaïsme dans la mesure où celui-ci est porteur de principes utiles à la collectivité », affirme-t-il (1). Le patron de la Synagogue de la Victoire apparaît comme le champion de l’aile ouverte du judaïsme français. Les publications du département « Torah et Société » qu’il anime font référence.
Tour de France
Selon le philosophe Armand Abecassis (2), le Grand rabbin de France « n’est ni un pape, ni un cardinal. Par sa parole et par son enseignement, il ne cherche pas à convaincre ni à persuader au risque de condamner ou d’exclure. Sa fonction première et essentielle est d’élever le niveau intellectuel et spirituel de ses ouailles, loin de l’obscurité, du dogmatisme. Afin qu’ils l’aident à assurer la paix et la responsabilité dans sa communauté ». Un homme de service, plus que de pouvoir. Et le philosophe d’aborder un aspect qui différencie les deux candidats. « Comme le judaïsme n’est pas l’unique religion en France, le Grand rabbin ne peut éviter, sous peine de conséquences graves pour les juifs français et pour l’État d’Israël, d’entretenir et de développer le dialogue délicat entre les juifs, les chrétiens et les musulmans. » Dans ce domaine, si Joseph Sitruk participe aux rencontres officielles avec les présidents du CFCM et de la Conférence des Évêques, il est moins en pointe que son challenger. Ce n’est pas un hasard si le dernier ouvrage de Gilles Bernheim est un travail à deux voix avec l’archevêque de Lyon Philippe Barbarin (3), membre de la même génération.
Interrogés sur leurs « credos » juifs par Information juive (revue du Consistoire de Paris, juin 2008), les deux postulants ont affirmé leur ligne. Pour Gilles Bernheim, « nous nous devons de tendre de toutes nos forces à la droiture et à l’éthique. » « Concevoir la communauté comme une grande famille, faite d’enfants qui peuvent être différents, mais unis dans le respect et l’amour dus aux parents : la Torah et Israël », affirme pour sa part Joseph Sitruk. Il y a quelques décennies, un rabbin aurait mentionné la République. Autres temps…
La première surprise de cette campagne est… qu’elle ait lieu. Fatigué, Joseph Sitruk se serait bien contenté de brandir son bilan. Mais Gilles Bernheim a décidé de mettre le paquet. Dès le mois de mars, il n’était plus disponible pour répondre à la presse non juive, tout à sa campagne. Il a entrepris un tour de France des communautés et ses soutiens se sont multipliés dans les médias communautaires. Ce qui peut faire dire à Michael Abizdid, directeur de campagne de Joseph Sitruk : « Il ne suffit pas que 4 milliardaires payent de la pub dans toute la presse pour faire un candidat. On a fabriqué un produit marketing. » Ambiance… Alors que le programme du candidat Bernheim est téléchargeable sur Internet, on attendait toujours, mi-juin, celui de Joseph Sitruk.
Perte de vitesse
Sur Internet, on peut voir les films des interventions des deux impétrants et une interview du Grand rabbin en titre sur le plateau de Thierry Ardisson. La justice a été invitée à se mêler au débat. Gilles Berhneim a saisi ses avocats pour faire disparaître une vidéo qu’il estime truquée et visible sur la toile. Ce document montre le postulant jasant sur la santé de son rival, la transgression absolue entre deux hommes qui se respectent. Michael Abizdid réfute l’argument en citant deux exemples de handicapés célèbres au pouvoir : Roosevelt et Jean Paul II ! Dimanche 19 juin, les fidèles parisiens avaient le choix entre un cours sur Israël par Gilles Bernheim et une grande « Fête de l’Unité » proposé par Joseph Sitruk au Zenith. L’intellectuel contre le convivial.
Ces dernières décennies, le Consistoire central (ou de France) a perdu de son influence et souffre de concurrences institutionnelles. Le Crif domine aujourd’hui le paysage médiatique du judaïsme. Interlocuteur officiel des pouvoirs publics, il apparaît, pour l’opinion, comme le seul organisme représentant le judaïsme. En 2002, parce que le Crif refusait de lui accorder davantage de sièges, le Consistoire a décidé d’en claquer la porte. Aujourd’hui, Joseph Sitruk affirme vouloir faire machine arrière. « Le Grand rabbin Sitruk veut être le vrai leader du judaïsme français, affirme Martine Cohen. Il ne cesse de réaffirmer son soutien à Israël.» Autre phénomène récent, des communautés autonomes des consistoires régionaux voient le jour.
Le Grand rabbin de France règne en fait sur les juifs religieux membres des communautés consistoriales. Il convient donc d’exclure de son giron les libéraux de diverses obédiences d’un côté et les utra-orthodoxes de toutes chapelles. Sans compter les synagogues qui ne souhaitent pas s’affilier à l’autorité nationale, tout en partageant sa ligne religieuse. Exemple de la complexité de la galaxie israélite, Joseph Haïm Sitruk fréquente très régulièrement une synagogue de Neuilly… qui n’est pas membre du Consistoire central.
La bataille de la cacherout
Le Consistoire central se fait régulièrement damer le pion par le Consistoire de Paris son voisin (domicilié au 17 rue Saint-Georges, Paris 9e, le Consistoire central est au 19), qui représente la moitié des troupes. Les deux sont en rivalité notamment pour la cacherout, la certification cacher des aliments et des restaurants. Joseph Sitruk a ainsi créé en 2002 une réglementation propre au Consistoire central, plus exigeante que celle suivie par les instances régionales, habituellement chargées de la chose. Il en a confié la responsabilité à des rabbins israéliens. En revanche, la bataille de la communication est plus rude pour l’instance nationale. Tapez « Consistoire de France » sur un moteur de recherche, les ordinateurs vous renverront sur le site… du Consistoire de Paris.
« Finalement, observe un brin cynique le rabbin libéral Gabriel Farhi, la campagne pour le grand rabbinat de France s’adresse à quelques dizaines de milliers de juifs. » C’est bien peu eu égard aux 500 000 à 600 000 juifs que compterait l’hexagone.
(1) « Tribune juive », mai 2008.
(2) « Information juive », mai 2008.
(3) « Le rabbin et le cardinal », 2008, Stock, 19,50 €, 301 pages.
Témoignage Chrétien
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