Une exposition de photographies se tient jusqu’au 1e juillet à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, qui devrait, sinon scandaliser, du moins poser problème. Sans quoi ce serait à désespérer de ce qui demeure d’esprit critique dans ce pays. La qualité n’est pas en cause : les 270 images en couleurs accrochées sur ces murs sont pour la plupart d’un grand intérêt, d’une belle tenue et d’une vraie originalité. Des documents sur “Les parisiens sous l’Occupation” comme on en a peu vu. D’où vient alors le malaise qui se dégage de la visite puis de la lecture de l’album qui les rassemble sous le même titre (175 pages, 35 euros, Gallimard/ Paris bibliothèques) ? D’un détail. A savoir que dans cette exposition, il n’est jamais rappelé, clairement, nettement, avec insistance que toutes ces photos relèvent de la propagande. Aucune contextualisation. Il a fallu que des visiteurs s’en émeuvent pour que les organisateurs se fendent d’un avertissement d’un feuillet posé en pile au guichet. Mais rien sur les murs. Ce que dénoncent l’historien de la propagande Jean-Pierre Bertin-Maghit et l’historienne de la photographie Françoise Denoyelle dans une lettre qu’ils ont adressée aujourd’hui même à Bertrand Delanoë, maire de Paris.
L’auteur de ces photos s’appelait André Zucca (1897-1973). Après avoir été reporter au long cours des Balkans à l’Asie, ce passionné de prises de vues avait couvert la drôle de guerre en tandem avec Joseph Kessel pour Paris-soir. Le 1er août 1941, il fut, nous dit-on, soit “requis”, soit “réquisitionné”, avec ou sans guillemets, par Signal. Manière de laisser entendre que ce fut contre sa volonté et qu’il n’avait pas vraiment le choix. Signal,faut-il le rappeler, évoquait alors moins un souriant dentifrice à rayures qu’un bi-mensuel illustré édité par Deutscher Verlag à la gloire des faits et gestes de la Wehrmacht, de la Waffen SS et de leurs auxilliaires sur le front de l’Est (LVF etc). Abondamment diffusé, lu, feuilleté, c’était une pièce maîtresse dans le dispositif de la Propaganda Staffel pour montrer urbi et orbi que la France vivait très bien malgré l’Occupation. Que les loisirs, le cinéma, les théâtres, les promenades, les restaurants, les cafés, les petits commerces, bref tout ce qui fait le fameux art de vivre à la française, était intact. Au service exclusif de ce journal jusqu’à la libération de Paris, Zucca bénéficiait non seulement d’un (gros) salaire de 16 000 francs par mois, d’une carte de presse et d’un laissez-passer permanent, maisil avait droit à des pellicules Agfacolor (16 ASA, 36 vues) produites par Agfa du groupe IG Farben, très difficiles à obtenir même au marché noir. Son Leica (objectif Tessar de 50 mm ouvrant à 3,5) et son Rolleiflex ne furent jamais à cours, mais ils furent bien les seuls. Un privilège qu’il mit à profit pour saisir Paris et les Parisiens dans tous leurs états. Le guignol aux Champs-Elysées, la sortie des cinémas, les vélos-taxis, les joyeux défilés chantants des petits des Chantiers de jeunesse et des grands de la Milice, la foire du Trône et la gare de Lyon, les baigneurs de la piscine Deligny, les saltimbanques du boulevard des Batignolles, les puces de Saint-Ouen et toutes ces affiches appelant à punir les Alliés criminels et à rejoindre la lutte contre le bolchevisme… Ses photos restituent une certaine ambiance des années 1940-1944, légère et insouciante, tandis que dans les zones d’ombre de ces mêmes rues et avenues, on crevait de faim et de froid, on raflait, on arrêtait, on torturait, on déportait. Mais on ne voit que la détente, la joie de vivre, la nonchalance un certain bonheur au fond malgré quelques uniformes un peu gris. En feuilletant cet album particulièrement ensoleillé par la technique Agfa, on a l’impression que les fanfares militaires ne jouent que du Schubert tant ce Paris là est paisible- en dépit de quelques fausses notes, deux à peine noyées dans la masse; on y devine des étoiles jaunes cousues sur le manteau des passants de la rue de Rivoli ou de la rue des Rosiers (merci Agfa ! au moins la petite tache jaune à hauteur de la poitrine a-t-elle le mérite de souligner qu’il ne s’agit pas d’une pochette de soie…). Pour le reste, à défaut de luxe, rien que du calme et une sorte de volupté, comme le souhaitait la Propaganda. Pendant ce temps, depuis trois ans, Henri Cartier-Bresson faisait de la photo sans appareil au fond de son stalag. L’historien Jean-Pierre Azéma ne paraît pas très l’aise dans sa préface lorsque, présentant l’apolitique Zucca comme “à sa manière un anar de droite”, il précise avec un art consommé de la litote qu’il n’était pas germanophobe, qu’il avait certainement approuvé la Relève et qu’il ne brilla pas par son philosémitisme. C’est le moins qu’on puisse dire. Tant de détours pour admettre qu’il avait collaboré en bonne et due forme et que cela ne semblait pas heurter ses convictions profondes. Zucca a même réussi à éliminer de son champ de vision le phénomène visuel le plus typique et le plus spectaculaire de ces années-là : les files d’attente à la porte des boulangeries, des épiceries et des boucheries. Les Français étaient alors obsédés par le rationnement. Disparu de la France de Zucca ! Et pour cause : la Propaganda n’en voulait pas, préférant diffuser les images de mondanités aux champs de course, d’élégantes aux défilés de mode et de terrasses de cafés bondées. Pour banaliser son attitude, le commissaire de l’exposition Jean Baronnet n’hésite pas, dans un texte d’accompagnement qui figure dans l’album, à insinuer qu’au fond, tous les photographes français en ont fait autant que lui sous l’Occupation puisque la presse (française) pour laquelle ils travaillaient ne pouvait paraître que sous la surveillance des Allemands; dans le même élan, il avance également que les épurateurs du Comité de libération des reporters photographes avaient bien exposé dans des manifestations dédiées au maréchal Pétain… On ne saurait être plus maladroit pour faire passer ce qui demeure le plus troublant dans cette exposition, son côté hommage officiel et sans nuance à un photographe de la propagande allemande. Si toutefois les mots ont encore un sens et que l’on peut appeler un chat un chat et Zucca un collabo.
Arrêté en octobre 1944, il fut poursuivi pour atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat. Son dossier sera vite classé; l’intéressé avait de toute façon préféré se mettre au vert dès la fin de la guerre. Après avoir changé de nom, il ouvrit une boutique de photos de mariage et de banquet dans la région de Dreux. En 1986, la Bibliothèque historique de la Ville de Paris racheta son fonds d’archives, tirages et négatifs, à ses descendants. Ce qui nous vaut aujourd’hui cet hommage à un “esthète”, et la mise en valeur des qualités “techniques” de ses clichés comme s’il s’agissait de n’importe quel grand photographe travaillant dans des conditions normales. Que la plupart des photos exposées n’aient pas paru dans Signal n’y change rien; c’est une circonstance aggravante pour le commissaire de l’exposition car cela démontre que même lorsqu’il photographiait pour lui, en sa seule qualité de reporter-promeneur comme on nous le présente avec insistance, il faisait de la propagande. Il avait pris 6000 photos sous l’Occupation, dont plus de mille en couleurs. “Pour notre plaisir” écrit l’un des préfaciers. N’exagérons rien. “Provocateur même avec son employeur allemand, il travailla pour et contre l’Occupant” écrit un autre. “Pour”, on voit bien, mais “contre”, on cherche encore.
(”La relève de la garde, 1941″, “En suivant la mode, jardin du Luxembourg”, “Dans le Marais, rue des Rosiers”, “Rue de Bellevile, 1944″, “Rue de Rivoli” photos André Zucca)
http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/07/loccupation-...
Blog d'Alain Azria
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