Offensive catholique en Espagne Le retour du religieux, la laïcité en péril ? Stéphane Pelletier professeur agrégé d'espagnol, enseigne la civilisation espagnole à l'université Paris-XII. L’Église espagnole s'immisce dans les affaires de la cité...
A la veille des élections générales en Espagne, le 9 mars prochain, l'institution ecclésiastique, par le biais de sa conférence épiscopale, a fait irruption dans la précampagne électorale en prenant fait et cause contre le parti au pouvoir. L'assemblée des évêques d'Espagne appelle ainsi ses fidèles à voter contre le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol), qui gouverne le pays depuis mars 2004. Dans une déclaration rendue publique le 31 janvier, la très conservatrice hiérarchie de l’Église s'en prend ouvertement à l'actuel gouvernement, présidé par José Luis Rodríguez Zapatero, auquel elle reproche d'avoir fait adopter, lors de cette législature, une série de lois "très gravement injustes et qui doivent être changées". Dans la ligne de mire des évêques espagnols se trouvent notamment le mariage homosexuel et la possibilité d'adoption ouverte aux couples de même sexe, la réforme de l'enseignement de la religion dans les écoles publiques et l'introduction d'une nouvelle matière intitulée "éducation à la citoyenneté".
Contrairement à certains stéréotypes encore bien ancrés dans les mentalités françaises, l'Espagne de 2008 connaît actuellement sa troisième vague de sécularisation. Que le poids de l’Église catholique dans la société espagnole ait considérablement diminué ne fait plus aucun doute. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : les mariages civils ont doublé en dix ans et ils représentent dorénavant 44 % des unions. Les enfants nés hors mariage sont de plus en plus nombreux, et les nouveau-nés recevant le sacrement du baptême sont passés de 65 % en 2001 à 57 % en 2005. Idem pour les communions et les confirmations, dont le nombre ne cesse de baisser. De façon générale, les rites catholiques n'ont plus le vent en poupe au sein de la société espagnole. Celle-ci a connu, depuis la mort de Franco, en 1975, une mutation spectaculaire. Tout au long de ces trente dernières années, l’Église catholique a beaucoup perdu de son pouvoir décisionnel, tout comme elle a enregistré un recul dans le domaine de l'éducation, qui avait été son pré carré pendant la période de la dictature franquiste (1939-1975).
L'institution ecclésiastique a également enregistré une diminution de ses fonctions sociales traditionnelles. Cette perte d'influence s'est accompagnée d'une crise des vocations ainsi que du vieillissement de son personnel. Un chiffre résume cette situation : en 2000, plus de la moitié des 22 500 paroisses d'Espagne ne possédaient plus de curé. De 8 397 séminaristes dans les années 60, on est passé au chiffre actuel de 1 736. Dorénavant, le clergé régulier compte quelque 64 000 religieux alors que le clergé séculier ne comporte que 20 000 prêtres. L'Espagne des premières années du XXIe siècle n'échappe pas à la désaffection religieuse qui touche d'autres pays d'Europe, dont la France. Parmi les signes tangibles du recul de la pratique, on remarquera que seulement 18,5 % des Espagnols déclarent assister à la messe au moins une fois par semaine. Si l'on considère l'ensemble des données actuellement disponibles, la diminution massive du nombre de fidèles est un fait avéré même si 77 % des Espagnols se définissent comme catholiques, selon un sondage réalisé en 2007 par le Centre de recherches sociologiques, mais seulement 40 % des personnes interrogées affirment croire "fermement" en l'existence de Dieu. Cette apparente contradiction peut tenir au fait qu'une majorité d'Espagnols continue de professer un catholicisme culturel reçu en héritage mais qui ne tient plus compte des commandements de la foi. Quant aux jeunes générations, le salut ne viendra pas d'elles. 46 % des jeunes de 15 à 25 ans se définissent comme athées ou agnostiques. Seulement 10 % d'entre eux se considèrent catholiques pratiquants. Pour résumer, la religion et la culture catholiques ne cessent de perdre du terrain en Espagne.
C'est dans le contexte de cet indéniable déclin qu'il convient de replacer les récentes déclarations de la hiérarchie ecclésiastique tirant à boulets rouges sur un gouvernement qui n'a pourtant pas osé mettre fin à son financement par l'État (une réforme du mode de financement a été adoptée en 2006). José Blanco, secrétaire d'organisation du PSOE, a cependant émis l'hypothèse d'une réduction de ce financement dans le cas d'une nouvelle victoire de Zapatero. En attendant, le PSOE boit du petit-lait, toute cette polémique servant davantage ses intérêts électoraux qu'elle ne les dessert. Au-delà des turpitudes de la vie politique espagnole, il serait grand temps que l’Église mette de l'eau dans son vin de messe et délaisse les affaires de la cité. En outre, si le gouvernement sortant remportait les élections de mars 2008, il devrait enfin avoir le courage de renforcer la laïcité en Espagne, celle-ci n'étant que trop imparfaite pour l'instant. La laïcité en a bien besoin à l'heure où ses contempteurs donnent de la voix. On en sait aussi quelque chose de ce côté-ci des Pyrénées.
Sur www.liberation.fr, le mardi 19 février 2008.
Ouvrage à paraître début mars : « l'Espagne d'aujourd'hui. Politique, économie et société de Franco à Zapatero », Armand Colin |
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