Alors que tout n’a jamais été aussi dangereux, lisez cet interview, avant le début de la contre-offensive Ukrainienne, d’Henri Guaino dans l’Express du 8 septembre 2022.
Henri Guaino sur la guerre en Ukraine : "Le jusqu'au-boutisme est une folie"
Défendant une approche réaliste plutôt que morale du conflit, l'ancien conseiller spécial de Sarkozy estime "qu'il est temps d'opter pour un peu plus de modération".
Pour Henri Guaino (ici en 2018), une Russie "humiliée" en Crimée "deviendrait vraiment le pays le plus dangereux du monde".
Leemage via AFP
Propos recueillis par Thomas Mahler
En mai, dans une tribune très commentée parue dans Le Figaro, il fut l'une des premières personnalités françaises à s'exprimer contre un risque d'escalade de la guerre en Ukraine, tout en critiquant l'expansion de l'Otan. Comme Henry Kissinger ou John Mearsheimer aux Etats-Unis, le gaulliste Henri Guaino entend se placer sur le plan du réalisme plutôt que de celui de la morale. Quatre mois plus tard, l'ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy dénonce plus que jamais le "jusqu'au-boutisme" et l'absence de débat sur cette guerre. "Le problème, c'est que ce sujet ne peut plus être abordé qu'en termes de bien et de mal : d'un côté, Hitler, de l'autre côté, les droits de l'homme, choisissez votre camp !" déplore-t-il. Entretien.
L'Express : En mai, vous évoquiez le risque d'une "escalade incontrôlé" en Ukraine. Estimez-vous que l'évolution de la guerre vous ait donné raison ?
Henri Guaino : Quand j'ai écrit cette tribune, j'étais inquiet de voir que les Etats-Unis et l'Europe étaient engagés dans une surenchère qui pouvait conduire à une catastrophe. J'ai voulu rappeler que la leçon de l'histoire des conflits est que la guerre est une escalade dans la violence qui peut conduire n'importe qui à accomplir des actes qu'il aurait auparavant considérés comme inimaginables. En se lançant dans une surenchère de réactions, sans tenir compte de cette montée aux extrêmes d'une violence imprévisible qui est inhérente à la guerre, les dirigeants occidentaux se laissaient entraîner dans une pente très dangereuse, sur fond d'arsenaux nucléaires.
Quatre mois plus tard, tout le monde semble s'être donné le mot pour fermer toutes les issues raisonnables à ce conflit. Le jusqu'au-boutisme a envahi les esprits. Mais pour aller au bout de quoi ? Qu'y a-t-il au bout du bout ? La guerre jusqu'au dernier Ukrainien ? La guerre jusqu'au dernier Russe ? La guerre jusqu'à la ruine de l'Europe ? Jusqu'au dernier Européen ? La guerre mondiale ? La guerre froide ? La guerre nucléaire ?
Vous nous avez confié vouloir "peser" tous vos mots durant cet entretien. Le débat autour de l'Ukraine serait-il tabou ?
Le problème, c'est que ce sujet ne peut plus être abordé qu'en termes de bien et de mal : d'un côté, Hitler, de l'autre, les droits de l'homme, choisissez votre camp ! Ah, si les choses étaient si simples, comme l'écrivait Soljenitsyne qui avait été douloureusement confronté au mal totalitaire, "s'il y avait quelque part des hommes à l'âme noire se livrant perfidement à de noires actions et s'il s'agissait seulement de les distinguer des autres et de les supprimer !" Non, ce n'est pas si simple, ça ne l'est jamais et si l'on ne s'efforce pas d'échapper au face-à-face exclusif entre ceux qui considèrent que l'Amérique, c'est l'empire du bien et ceux qui la considèrent comme l'empire du mal et qui servent d'alibi aux premiers, on ne peut pas espérer susciter un débat démocratique sur la question de savoir où peut nous conduire l'engrenage de la guerre, et jusqu'où nous sommes collectivement prêts à aller avant d'y être entraînés malgré nous. Cela mériterait bien que chacun pèse ses mots.
Pointer les responsabilités des deux camps dans ce que vous qualifiez d' "engrenage", n'est-ce pas mettre sur le même plan agresseur et agressé ?
"La neutralisation de l'Ukraine et de la Géorgie était le compromis raisonnable"
Personne ne songe à mettre moralement sur le même plan l'agresseur et l'agressé. Mais serait-il donc devenu immoral d'essayer de comprendre comment nous en sommes arrivés à la situation actuelle et où nous allons ? Faudrait-il s'interdire, sous prétexte que ce serait immoral, de dire cette vérité que la guerre en Ukraine, comme toutes les guerres, est le produit d'un engrenage dans lequel tous les protagonistes ont une part de responsabilité ? Le reconnaître n'exonère en rien l'agresseur de la sienne, mais nous remet, nous Occidentaux, face à la nôtre tant pour ce qui concerne le passé que pour ce qui concerne la suite de l'Histoire.
Vous critiquez la moralisation du conflit entre un camp du "bien" et un camp du "mal". Mais quand un régime autoritaire envahit une démocratie partageant nos valeurs libérales, ne faut-il pas clairement choisir son camp ?
Quand, en 2014, Kissinger déclarait que si l'Ukraine voulait vivre en paix et prospérer, elle ne devait pas être un avant-poste du monde russe ou du monde occidental mais un pont entre les deux, et que l'Occident devait comprendre que, pour les Russes, l'Ukraine ne serait jamais un pays comme les autres, ou quand Brzezinski affirmait qu'un compromis avec la Russie sur l'Ukraine exigeait que cette dernière s'engage à ne pas rechercher son adhésion à l'Otan et que l'Occident ne l'envisage pas non plus parce qu'il était compréhensible qu'une telle perspective puisse inquiéter la Russie, avaient-ils tous les deux subitement fait le choix du camp russe et des dictatures ? Dans le monde tel qu'il est, la politique la plus morale est celle qui cherche à contenir la violence, qui recherche en tâtonnant, dans l'entre-deux incertain du bien et du mal où se déploie le tragique de l'Histoire, des compromis raisonnables qui permettent d'éviter autant que possible que les hommes s'entretuent. La neutralisation de l'Ukraine et de la Géorgie était le compromis raisonnable, comme elle l'avait été pour la Finlande après la Seconde Guerre mondiale et pour l'Autriche en 1955. On a emprunté le chemin inverse. Etait-ce raisonnable pour l'Ukraine, pour l'Europe et pour le monde ?
La morale de la politique n'est pas dans le confort de la bonne conscience, mais dans l'inconfort du cas de conscience devant les conséquences qu'elle pourrait avoir. Choisir son camp, très bien. Mais quelle conclusion en tire-t-on ? Qu'il faut punir la Russie ? Mais comment ? Sommes-nous prêts à faire la guerre à une superpuissance nucléaire, non plus par procuration mais directement, et jusqu'où ? C'est la question des limites qui est posée. Il n'y a pas plus dangereux pour la politique que les absolus, parce que les absolus n'ont pas de limite. Le Bien absolu, comme la Vérité absolue, avec des majuscules, peuvent tout se permettre. Car qui oserait mettre une limite au Bien ou à la Vérité ?
En nous persuadant que nous sommes le camp du Bien, nous nous condamnons à aller toujours plus loin et fatalement, un jour, trop loin. Et nous perdons de vue que les deux tiers du monde ne regardent pas du tout l'Occident comme le camp du Bien, du Droit, et de la Vérité. L'ancien secrétaire général du Quai d'Orsay, Maurice Gourdault-Montagne, va publier un livre sur sa très riche expérience diplomatique auquel il a donné un titre que nous devrions garder à l'esprit à chaque fois que nous nous intéressons aux affaires du monde : Les autres ne pensent pas comme nous.
Se montrer aujourd'hui conciliant avec Poutine, n'est-ce pas réitérer "l'esprit munichois" ?
Quand on évoque Munich, on agite le fantôme de Hitler. Mais là encore, il faut être conséquent : si Poutine, c'est Hitler, il faut entrer en guerre tout de suite, quels que soient les risques.
Quant aux accords de Munich, ils ne peuvent être isolés de l'engrenage politique, économique, social et psychologique, qui depuis le traité de Versailles et la destruction de l'Empire austro-hongrois, a conduit pas à pas à l'avènement de Hitler et à la reculade tragique de septembre 1938. Comme l'engrenage qui conduisit à la Première Guerre mondiale nous apprend beaucoup sur le rôle des systèmes d'alliance et des plans d'état-major dans le déclenchement des guerres, celui de l'entre-deux-guerres nous apprend beaucoup sur le rôle que peuvent y jouer les sociétés. Le fait est qu'en 1938, personne en Europe ne veut aller mourir pour la Tchécoslovaquie, comme en 1939, personne malgré la déclaration de guerre n'ira mourir pour la Pologne dépecée par Hitler et Staline, pas plus que quiconque, malgré bien des promesses ne volera au secours de la Finlande attaquée par les Soviétiques. L'état d'esprit des sociétés est quelque chose qu'il faut prendre en compte quand on est confronté à la question de la paix et de la guerre : nos sociétés occidentales sont-elles prêtes à faire la guerre pour de vrai ? Et encore une fois, laquelle ?
Le plus grand risque munichois, il est là : qu'au pied du mur de la guerre totale, mondiale, nucléaire où, d'aveuglements en surenchères, nous serions conduits, les Américains et les Européens, à nous retirer et à abandonner l'Ukraine à son sort, après l'avoir poussée toujours plus loin dans la guerre.
Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de reprendre la propagande russe ? Auriez-vous de la sympathie pour le régime de Poutine ?
J'ai été très frappé par le sort qu'ils ont réservé à Amnesty International qui au terme d'une enquête a révélé que l'armée ukrainienne utilisait, comme les Russes, les civils comme boucliers humains en plaçant des sites militaires sous des hôpitaux et des écoles. Ils n'ont pas contesté les constats, ils ont condamné Amnesty International parce qu'en faisant ces révélations, elle faisait soi-disant le jeu de Poutine. Comme si cette ONG pouvait avoir la moindre sympathie pour ce dernier. Donc, il faudrait se taire ou mentir. Je crois qu'il n'y a rien à répondre à ces gens.
J'observe juste que beaucoup d'entre eux utilisaient les mêmes arguments, parfois les mêmes mots, pour soutenir l'intervention américaine en Irak : qu'importe que les preuves américaines de la présence en Irak d'armes de destruction massives soient vraies ou fausse, puisque Saddam Hussein était un tyran, qu'il mentait tout le temps et que si on ne l'arrêtait pas tout de suite, il ne cesserait d'aller toujours plus loin. Résultat, le dictateur éliminé, mais peut-être un million de morts, des millions de réfugiés jetés sur les routes, dans des camps et à la mer, l'émergence de Daech... Eh non, je n'ai pas plus de sympathie pour Poutine que je n'en avais pour Saddam Hussein, mais ce n'est pas le sujet. Le sujet, encore une fois, ce sont les conséquences de ce que nous décidons et où allons-nous ?
Dans un entretien accordé à L'Express, Volodymyr Zelensky a réaffirmé son ambition de revenir aux frontières de 2014, Crimée comprise. Cela vous semble-t-il réaliste ?
Je ne sais pas si c'est une stratégie du "qui réclame le plus" pour, le jour venu, faire semblant de faire une concession. Si c'en est une, je crois qu'elle est très mauvaise parce que tout ce qui nourrit le jusqu'au-boutisme des uns et des autres dans ce conflit me paraît extrêmement dangereux. Et il est totalement déraisonnable de penser que la Russie, je ne dis pas seulement Poutine mais la Russie, acceptera de se séparer de la Crimée qui depuis toujours dans l'esprit des Russes et maintenant, de nouveau, dans les faits, fait partie intégrante du territoire national. Je crois, et je ne suis pas le seul, que toute tentative pour reprendre la Crimée par la force aurait des conséquences incalculables.
Je ne crois pas qu'il soit possible d'humilier à ce point la Russie. Mais si c'était le cas, avec les moyens dont elle dispose, elle deviendrait vraiment le pays le plus dangereux du monde.
Un gaulliste comme vous ne devrait-il pas être le plus fervent soutien de l'Ukraine, qui essaie de préserver sa souveraineté face à l'envahisseur russe ?
Si j'étais Ukrainien, je ferais comme eux. Mais je ne suis pas Ukrainien.
Je ne me souviens pas que de Gaulle ait déclaré la guerre à l'URSS pour rendre leur souveraineté aux pays de l'Europe de l'Est, que le monde libre avait abandonnés à Staline. Ces pays l'ont reprise eux-mêmes. La souveraineté, c'est l'affaire d'un peuple, c'est sa capacité, sa volonté de dire "non" à ce qui menace de l'asservir. Le peuple ukrainien semble en train de forger la sienne, c'est-à-dire cette conscience qu'un peuple a de lui-même, qui s'exprime d'abord dans ce que Malraux appelait "la force du non dans l'Histoire" et qui se forge dans les grandes épreuves.
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Mais la politique des Etats doit se fonder sur les réalités disait de Gaulle. Ces réalités, elles sont géographiques, historiques, culturelles, religieuses. Est-on sûr que tout ce que nous avons fait depuis 1991 a contribué à la prospérité, l'indépendance, la souveraineté du peuple ukrainien ? Est-on sûr que faire durer ce conflit sans chercher les voies compliquées de la paix travaille au bonheur du peuple ukrainien ? Est-on sûr que la généralisation et la montée encore plus aux extrêmes de ce conflit améliorerait le sort de l'Ukraine ? Ou bien l'Ukraine n'est-elle dans le jeu des puissances qu'une pièce sur ce que Brzezinski appelait "le grand échiquier" ? Quelle est la place de l'Ukraine dans le discours qui appelle à mettre la Russie à genoux pour intimider la Chine ?
La France gaullienne, c'est celle qui refuse de se laisser entraîner dans des guerres qu'elle n'aurait pas voulues.
Vous plaidez pour une solution diplomatique. Mais aucun des deux camps ne semble aujourd'hui avoir la volonté de négocier. Zelensky est poussé par son opinion publique qui croit la victoire possible, tandis que Poutine ne veut pas donner l'impression d'une défaite...
Votre question dessine parfaitement l'impasse du jusqu'au-boutisme. Il est temps d'opter pour un peu plus de modération, mais ce n'est pas le chemin qui est pris. C'est pourtant dans cette voie que la France aurait toute sa place.
En 2008, vous étiez le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy au moment de la crise géorgienne. A l'époque, son action fut présentée comme une victoire diplomatique. Mais, rétrospectivement, cette politique d'apaisement n'a-t-elle pas fait le jeu de Poutine, qui s'est senti libre de gagner du terrain, d'abord en Ossétie du Sud et en Abkhazie, puis en Crimée en 2014, et aujourd'hui dans toute l'Ukraine ?
La position de Nicolas Sarkozy et d'Angela Merkel était la seule raisonnable. La faute, c'est de ne pas avoir poursuivi dans cette voie, celle de la neutralisation. La faute, c'est que les partisans de l'entrée de l'Ukraine dans l'Otan et dans l'Union européenne n'ont cessé d'en agiter la promesse comme un chiffon rouge sous les yeux des Russes, bien que les meilleurs spécialistes de géopolitique, notamment américains, aient averti du danger que cela représentait pour la paix. C'était celle que dessinera avec sagesse encore en 2014 Kissinger.
Je constate en tout cas que la négociation de Sarkozy avec Poutine avait sauvé la Géorgie et qu'en 2011, malgré la perte de ces deux provinces pro-russes, Nicolas Sarkozy n'a pas été hué, mais acclamé en sauveur à Tbilissi par une foule immense.
Cela ne vous dérange-t-il pas d'être sur une ligne similaire à celle de Jean-Luc Mélenchon ? Ce dernier n'a d'ailleurs jamais autant invoqué le général de Gaulle, autant sur la Russie que sur la Chine...
Je ne sais pas si je suis sur une ligne similaire : je suis sur la mienne. Quant à de Gaulle, chacun peut se revendiquer de lui, il appartient à tout le monde.
Ne retrouve-t-on pas, au sujet de cette guerre en Ukraine, l'opposition entre d'un côté "pro-européens" qui soutiennent fortement l'Ukraine, et de l'autre des "souverainistes" qui plaident pour la prise en compte des intérêts de la Russie ?
Disons qu'il y a d'un côté ceux qui s'inquiètent des conséquences de ce conflit et du tête-à-queue d'une Europe qui passe de la promesse d'une Europe indépendante à une Europe qui n'a jamais été autant inféodée à la logique des blocs dans laquelle elle a tout à perdre.
Et il y a de l'autre côté ceux pour lesquels l'unité de l'Europe et sa marche vers le fédéralisme sont plus importantes que n'importe quoi d'autre, au point d'y sacrifier les intérêts vitaux du continent, que ce soit sa sécurité, son indépendance politique et économique ou sa cohésion sociale.
Quelles seront les conséquences économiques du conflit en France ? Le soutien des Occidentaux, aujourd'hui toujours fort, à l'Ukraine, pourrait-il s'éroder cet hiver ?
Nos sociétés sont déjà au bord de la rupture, ce nouveau choc pourrait bien les disloquer. La gravité de la situation sociale et morale de la société à la sortie de la pandémie me semble fortement sous-estimée par les dirigeants européens. Ce qui rend celles-ci beaucoup plus vulnérables aux conséquences économiques de la guerre et des sanctions. Il n'est pas du tout sûr que la société russe craque la première. Il faut aussi nous poser la question de savoir ce que deviendra l'Europe si elle se retrouve demain sans matières premières dans un monde fracturé, où la question de la sécurité de ses approvisionnements va devenir cruciale. Dans cette histoire, c'est l'Europe qui a le plus à perdre.
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