LE DEVOIR DE MICHEL GURFINKIEL !



Six mois après son « Roman d'Israël » (Editions du Rocher), Michel Gurfinkiel publie un nouveau livre, consacré cette fois à la Shoah et à la place que cet événement occupe aujourd'hui dans les mentalités et les débats éthiques : « Un Devoir de Mémoire » (Editions Alphée Jean-Paul Bertrand). Cet ouvrage fera date. Par le fonds et par la forme…


C'est un récit sobre, mais sans concession, de la Shoah et de la déportation à Auschwitz, tel que ses parents l'ont vécue. Un portrait poignant d'un premier fils de son père, Charles, déporté à neuf ans. L'évocation du sauvetage d'une autre partie de sa famille par des « Justes » non-juifs. Mais allant plus loin encore, Gurfinkiel reconstitue l'histoire, mal connnue, de l'occultation répétée de la Shoah dans le discours politique et culturel, tant en Occident que dans le reste du monde. Ou d'une captation de la Shoah et de sa thématique à des fins politiciennes, parfois même antijuives ou anti-israéliennes. Historien, analyste politique et géopolitique réputé, Michel Gurfinkiel s'impose avec cet essai comme l'un des philosophes de premier plan du judaïsme contemporain. L'auteur répond ici aux questions de Hamodia.

Michel Gurfinkiel, pourquoi ce « Devoir de Mémoire » ?

L'idée d'un tel livre s'est imposée à moi l'hiver dernier, à la suite de l'un de ces psychodrames dont les Français ont l'habitude : l'affaire des « enfants de la Shoah ». Je rappelle les faits. Le 13 février 2008, le président de la République, Nicolas Sarkozy, honore de sa présence le dîner annuel du Crif…

Vous parlez du Conseil représentatif des institutions juives de France…

Oui, l'organisme qui, depuis 1943, fédère tous les courants et milieux du judaïsme, du Consistoire aux institutions dites « laïques ». Traditionnellement, le premier ministre est l'invité d'honneur. Mais cette fois, Sarkozy, élu moins d'un an plus tôt, a décidé de venir lui-même. Un geste sans précédent, auquel le Crif et l'ensemble des Juifs de France sont, évidemment, très sensibles. Il prononce un long discours, aux thèmes multiples. Il rend hommage au patriotisme des Juifs français, il revient sur l'idée, qui lui est chère, d'une « laïcité ouverte », qui reconnaîtrait au fait religieux sa place légitime. Et puis, c'est la surprise : il annonce que, dans le cadre de l'enseignement de la Shoah, les élèves de CM2 –  âgés de dix ou onze ans - « adopteront » des enfants juifs français assassinés pendant la période 1942-1944. Sur le moment, au dîner du Crif, tout le monde applaudit.

Mais vingt-quatre heures plus tard, l'opinion s'est rebellée contre le projet présidentiel. Simone Veil, rescapée d'Auschwitz, ancienne ministre, ancienne président du Parlement européen, fait connaître son opposition. D'autres personnalités, juives et non-juives, la rejoignent, pour des motivations diverses et variées. Le président de la République décide alors de confier le projet à une commission de sages qui, quelques mois plus tard, se prononcera pour des mesures moins ambitieuses. Il sera question, désormais, d'évoquer la vie des enfants juifs avant et pendant l'Occupation plutôt que leur déportation ou leur mort, et de donner autant d'importance aux mouvements de solidarité avec les Juifs qu'aux persécutions.

Quelle fut donc, en ce 13 février, votre propre réaction ?

J'étais un peu désemparé. Je voyais bien que Nicolas Sarkozy avait pris une initiative d'une grande portée. Et je sentais bien, par ailleurs, qu'on ne la rejetait pas toujours pour des raisons avouables. Mais je n'étais pas entièrement favorable à ce projet, cependant.

Pourquoi ?

J'ai constaté depuis longtemps que l'on pouvait dénaturer le souvenir de la Shoah, l'instrumentaliser, le déjudaïser. Je craignais, en dépit de la bonne volonté de Sarkozy, une dérive de ce type. J'ai alors écrit un texte où j'évoquais un frère que je n'ai pas connu, Charles, le premier fils de mon père. Il a été déporté en 1942, à la suite de la grande rafle. Il avait neuf ans. Sa photo est sur mon bureau. Qui allait « l'adopter » ? Et n'allait-on pas, à travers cette adoption, le trahir ? Ce texte a touché de nombreuses personnes. On m'a écrit. J'ai alors décidé de remettre mes idées à plat. D'où ce livre.

…qui est à la fois un témoignage et un essai ?

Tout à fait. Le témoignage, c'est l'histoire de Charles, et plus généralement celle de toute ma famille pendant la Shoah : ceux qui ont péri, et ceux qui ont survécu ; ceux qui ont connu les camps, et ceux qui ont pu se cacher. C'est aussi ma propre histoire : comment, né après la guerre, j'en ai entendu parler ; comment mes parents, mes aînés, m'ont peu à peu appris ces choses-là.

Mais on prétend que les rescapés ne parlaient pas…

Certains ont peut être voulu se taire. La plupart, en tout cas dans mon milieu, revenaient souvent sur ce sujet. Mais ce n'était pas un enseignement systématique. Nous autres, enfants d'après le déluge, nous devions mettre bout à bout des récits, des événements, retrouver une chronologie. Dans l'ensemble, cependant, la transmission s'est faite. Et cette « tradition orale », venant des témoins oculaires, me semble extrêmement précieuse. Face au négationnisme, évidemment, mais aussi face aux « réécritures » idéologiques de la Shoah.

Ce qui nous conduit à la partie « essai » de votre livre.

La Rochefoucauld disait que « ni le soleil, ni la mort ne peuvent se regarder en face ». Il en va même pour la Shoah : ce crime absolu aveugle. A partir de l'été 1942, les Alliés et les pays neutres savaient que l'Allemagne nazie  procédait à l'extermination systématique des Juifs. Pendant quelques mois, cela a suscité une indignation réelle. En décembre 1942, les puissances alliées condamnaient publiquement ces crimes et annonçaient que leurs auteurs seraient châtiés, la Chambre des Communes observait une minute de silence, le pape lui-même s'indignait en termes assez explicites. Et puis, à partir de janvier 1943, c'est le silence, le « black out ». Comme si ces événements, par leur dimension même ou par leurs implications, ne pouvaient plus être appréhendés.

Et c'est Eisenhower qui brise le silence, deux ans plus tard…

Plus précisément en avril 1945. La guerre se termine, les forces alliées déferlent à travers l'Allemagne. Les soldats britanniques, français, américains, russes, découvrent les camps nazis. Eisenhower, le commandant suprême des forces occidentales, décide alors tout montrer – les piles de cadavres, les survivants squelettiques -  à la presse. Pendant quelques jours, les journalistes, les photographes et les cinéastes d'actualité ne traitent que de cela. Pour les opinions publiques, dans le monde entier, le choc est immense. Le nazisme apparaît irrévocablement comme le mal. Et les Juifs, comme des martyrs.

Quelle est alors la motivation d'Eisenhower ?

Il veut briser l'ultra-nationalisme allemand, et dans ce but interdire toute égalité morale entre les vainqueurs et les vaincus. Mais des considérations plus profondes, d'ordre métaphysique ou religieux, entrent aussi en compte : convoquer la presse comme il le fait, c'est se révolter contre les consignes de « discrétion » en vigueur depuis 1943. Il ne le fait d'ailleurs qu'après la mort subite du président Roosevelt, qui n'aurait probablement pas toléré une telle initiative.

Et donc le résultat est là : le monde sait.

Oui. Mais au-delà du procès de Nuremberg, qui s'achève fin 1946, on aura à nouveau tendance, tant chez les Occidentaux que chez les Soviétiques, à brouiller les faits, à les relativiser, à effacer leur composante juive. Cette seconde occultation dure quinze ou vingt ans, selon les pays : les notions d'Holocauste et de Shoah, fondées sur les témoignages d'Elie Wiesel ou de Primo Lévi, les enquêtes de Claude Lanzmann ou de Serge Klarsfeld, les synthèses historiques de Lucy Davidowicz ou de Raoul Hillberg, des films destinés au grand public comme Holocaust ou la Liste de Schindler,  ne s'imposent que dans les années 1960 et 1970. Celle d'un « devoir de mémoire » , dans les années 1980 et 1990 seulement.

Mais une troisième occultation commence déjà, plus subtile.

En quoi consiste-t-elle ?

Il ne s'agit plus de nier ou de taire la Shoah, mais plutôt de lui assimiler n'importe quel crime ou n'importe quel acte d'oppression. Le concept juridique de génocide, par exemple, a fini par se vider de son sens originel, la destruction physique totale d'un groupe ethnique ou ethno-religieux. Il peut recouvrir, désormais, des situations totalement différentes, telles que la simple répression politique. A terme, si tout est Shoah, la Shoah véritable n'existe plus.

Or il est important de savoir vraiment ce qui s'est passé, et en quoi l'assassinat collectif des Juifs est bien un crime absolu. Ce n'est pas seulement le destin du peuple juif qui en dépend, mais aussi celui de l'humanité tout entière.

Le père Patrick Desbois, à qui l'on doit une redécouverte et une réévaluation de la « Shoah par balles », perpétrée en URSS occupée dès 1941, estime qu'en tuant spécifiquement les Juifs, les nazis voulaient en fait anéantir les commandements divins dont ce peuple est porteur : à commencer par celui de ne pas tuer, Lo Tirtsa'h.

Je pense que c'est effectivement la raison profonde du génocide. Se souvenir de la Shoah telle qu'elle s'est déroulée, et se rappeler qui elle visait, c'est réaffirmer l'interdiction divine du meurtre. Et donc protéger chaque peuple et chaque être humain.

Propos recueillis par Moshé Odemsky


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