Varian Fry (VF), (1907-1967), journaliste américain, est l’auteur d’un livre intitulé « Livrer sur demande… » publié pour la première fois en 1945. La réédition de ce livre* (1), initiative heureuse, contribuera à faire émerger VF de l’oubli et lui donnera la place qu’il mérite parmi les grandes figures de la seconde Guerre mondiale.
« Livrer sur demande… » est le récit de son séjour en zone libre, de juillet 1940 à août 1941. Il faut savoir gré aux éditeurs d’avoir fait précéder ce récit d’une biographie de son auteur et de l’avoir fait suivre de quatre articles majeurs de ce grand journaliste, publiés entre 1935 et 1943.
Varian Fry un journaliste engagé dans une Amérique isolationniste
Au cours d’un séjour à Berlin en 1935, VF alors directeur d’un mensuel politique est témoin d’un pogrom. Des jeunes gens, des hommes âgés, des femmes d’allure bourgeoise ou de petites employées, procèdent au lynchage de Juifs, sous l’œil complaisant de la police. Le reportage de VF sur cette abomination est publié par le New York Times, mais les numéros de ce quotidien seront saisis sur ordre des autorités car jugé offensant pour le Reich ! Cet épisode dramatique a certainement contribué à sensibiliser VF au péril nazi, ignoré par une Amérique dont l’idole est l’aviateur Charles Lindbergh, qui assiste aux jeux olympiques de Berlin de 1936 en présence de Hitler et sera décoré de la « croix de l’aigle allemand » par Goering.
VF n’est heureusement pas le seul citoyen américain à prendre conscience du danger que représente le chancelier Hitler pour le monde : des intellectuels, des artistes, des syndicalistes, des organisations juives, s’unissent dans un vaste mouvement anti-nazi. Des conférences, des meetings sont organisés, ainsi que des collectes de fonds pour venir en aide aux victimes du nazisme. Comme l’écrit Charles Jacquier, auteur de la préface, « c’est ici que la trajectoire de VF va croiser celle de ce mouvement ». En 1940, il adhère à l’association « American Friends of German Freedom (AFGF) » qui sera à l’origine de l’ « Emergency Rescue Commitee (ERC) », le Centre américain de secours.
Varian Fry à Marseille, la mission d’un homme de bonne volonté
Après la débâcle de l’armée française en juin 1940, VF est mandaté par le Centre américain de secours pour aider les personnes menacées d’internement ou de déportation, en premier lieu les réfugiés politiques. Il se rend à Marseille avec la mission d’organiser leur fuite hors de France. Il cherche à prendre contact avec les personnes dont il a la liste mais très vite il étend sa « clientèle » à des milliers d’autres. Il est aidé dans cette tâche par des amis recrutés sur place et dispose de fonds venant des organisations américaines. Parmi ses fidèles figure Albert Hirschman, socialiste allemand en exil depuis 1933 à qui l’on doit un portrait admiratif de VF figurant dans l’avant-propos, « un délicieux mélange de sombre détermination et d’humour ». Pendant l’été 1940 la police de Vichy n’a pas encore de directives précises, mais il vaut mieux pour ces réfugiés prendre les devants, gagner les USA via l’Espagne et le Portugal. VF permettra la fuite de nombre d’entre eux par différents moyens : - en utilisant les voies légales, à l’aide de vrais ou de faux documents (passeports, visas de sortie du territoire national…) - en établissant des itinéraires et des filières avec un réseau de passeurs pour traverser la frontière espagnole - en organisant des départs en bateau vers l’Afrique du Nord et la Martinique Le mot-clef de son travail est l’improvisation car la réglementation change d’un jour à l’autre aussi bien en France qu’en Espagne et dans les pays d’accueil.
La zone « libre », une situation précaire pour beaucoup
Des artistes comme Marc Chagall, des écrivains comme André Breton, des hommes politiques allemands dissidents, toutes ces personnalités peuvent sur décision des autorités allemandes être extradées et déportées, mais la perception du risque est inégale : certains se cachent, d’autres vivent au grand jour et quelques uns de ceux qui ne saisissent pas la première occasion de fuir payeront cette erreur de leur vie. A la liste des victimes potentielles de l’article 19 s’ajoutent des soldats britanniques piégés au sud de la France et les nombreuses familles juives, françaises, étrangères ou apatrides, repliées en zone libre et qui seront la proie des nazis après le 11 novembre 1942. En zone libre, il existe des camps d’internement où sont incarcérés des étrangers notamment des républicains espagnols ; cette population sera grossie d’opposants au régime de Vichy. VF tentera, avec le concours d’avocats, de faire sortir de ces antichambres des camps de concentration le plus grand nombre de ces malheureux.
Le « Centre américain de secours », une couverture habile
C’est dans sa chambre de l’hôtel Splendide que VF accueille les réfugiés durant les premiers mois de son séjour à Marseille. Puis il les reçoit dans un véritable bureau, entouré de ses collaborateurs. Les Etats Unis, rappelons-le, étaient neutres (jusqu’au 11 décembre 1941, date de l’attaque japonaise sur Pearl Harbor). Le Centre américain de secours se présente comme une organisation humanitaire versant des subsides aux plus démunis, alors que son objectif est avant tout le sauvetage des plus menacés. En tant que citoyen américain, VF ne court théoriquement aucun risque, mais sait-on jamais ? Le danger augmente lorsque, sur ordre de l’amiral Darlan la police française collabore avec la gestapo. La première victime de l’article 19 est Herschel Grynszpan emprisonné en zone libre et « remis » aux Allemands Le cas de cet anti-nazi sera suivi de beaucoup d’autres qui seront déportés ou se suicideront avant leur arrestation. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, VF n’est pas soutenu par les autorités américaines : les USA ont reconnu le régime de Pétain et entretiennent des relations diplomatiques avec Vichy. Le travail de VF pouvant porter atteinte aux relations entre les deux pays, des pressions seront exercées sur lu, autant par le consulat américain de Marseille que par la préfecture de la ville, pressions dont l’objectif est de lui faire quitter la France .
Les derniers mois en France
Au cours de l’année 1941 la police de Vichy et la gestapo sont chaque jour plus actives. Les départs vers l’étranger ou la France d’outre-mer posent des problèmes presque insurmontables. Espérant jusqu’au bout l’arrivée des USA d’un nouveau responsable du Centre Américain de Secours, VF ne tient aucun compte des incitations répétées à lui faire quitter le territoire français. Mais il doit finalement obéir à un ordre de refoulement : il est jugé indésirable en France « parce qu’il protège les Juifs et les antinazis ». Ce départ ne mettra pas fin à l’activité du Centre qui survivra encore quelques mois jusqu’à ce que ses membres soient arrêtés ou passent dans la clandestinité.
Un journaliste bien informé et un polémiste de talent
- L’article sur « le massacre des Juifs d’Europe » écrit en décembre 1942 démontre que toutes les informations sur la Shoah étaient parvenues aux USA dés 1942 mais les autorités alliées ont gardé le silence pour des raisons obscures, peu avouables : en livrant aux médias de telles informations on risquait, parait-il, d’affaiblir la cause des alliés auprès de l’opinion publique américaine ! - Je citerai aussi l’article sur le général Giraud à qui les forces américaines avaient confié le pouvoir dans les trois départements algériens « libérés » du régime de Vichy, mais cette libération n’a pas été celle de la communauté juive : on sait que l’abrogation du décret Crémieux** avait été l’une des premières mesures du gouvernement Pétain. Cette abrogation n’a pas été suspendue par le gouvernement Giraud, et le gouvernement américain, en la personne du sous-secrétaire d’Etat Summer Welles, a fermé les yeux sur cette attitude ouvertement antisémite du général français. VF dénonce avec vigueur la complaisance de l’administration américaine qui a permis aux lois de Vichy de rester en vigueur. Il fallut attendre plusieurs mois et la prise du pouvoir par le général de Gaulle pour que ces lois raciales soient abolies.
Un homme de bien et un observateur lucide
Un roman a été écrit à partir de la vie de VF, où le personnage central s’exprime ainsi « Nous avons fait notre possible. Mais c’est l’impossible qu’il faudrait faire. Je crois en l’impossible Sinon, comment lutter contre le désespoir ? » (2) On ne saurait mieux en effet décrire l’état d’esprit de VF : les échecs de son équipe, à savoir l’arrestation d’un de leurs protégés le plongeaient dans l’abattement, mais l’urgence ne l’autorisait pas à sombrer dans le découragement, il devait immédiatement poursuivre sa mission et consacrer toute son énergie au sauvetage d’autres réfugiés. On estime que son action a sauvé près de deux mille personnes. VF a été un homme de bien et un observateur particulièrement clairvoyant en dénonçant les erreurs et les silences du gouvernement américain, dont les dirigeants ont fait moins que la Suisse dans l’accueil des juifs persécutés : au cours de l’année 1942, les portes des Etats Unis ont été verrouillées, et en cette année de la dernière chance pour ceux qui fuyaient les nazis avant et après l’invasion de la zone libre par les troupes allemandes le 11 novembre 1942, il y eut 10 fois moins de visas accordés par les USA qu’au cours d’un année normale d’avant la guerre ! A son retour aux USA, VF rompt avec la direction de l’AFGF à qui il reproche de n ‘avoir envoyé personne pour le remplacer malgré des promesses formelles. De plus ses attaques contre le gouvernement américain lui ont valu en 1950 d’être inquiété par la commission des activités anti-américaines. En 1967, quelques mois avant sa mort, VF est fait chevalier de la légion d’honneur par la France au consulat de New York. En 1994 l’Etat d’Israël lui attribue la médaille des « justes parmi les nations ».
Références 1-Varian Fry « Livrer sur demande… » Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941) Traduit de l’anglais par Edith Ochs. Préface de Charles Jacquier. Avant-propos d’ Albert Hirschman. Ed. Agone 2008 2-Jean Malaquais « Planète sans visa » Ed. Phebus 1999
Notes *Le livre, publié en 1945, ne sera traduit en français que 50 ans plus tard. Cette traduction fait l’objet de la réédition récente par les éditions Agone ** Herschel Grynszpan, jeune juif polonais, auteur de l’attentat contre un conseiller de l’ambassade d’Allemagne à Bâle en 1938. Cet attentat avait servi de prétexte à la « nuit de cristal » *** Le décret du 7 octobre 1940 de l’Etat français abrogeait le décret Crémieux et retirait la nationalité française aux Juifs d’Algérie
Figures 1- Page de couverture du livre : Varian Fry à Banyuls en 1940 2- Carte de France après l’armistice du 22 juin 1940
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