21 février 1916 - 21 février 2016
VERDUN - CENTENAIRE
Dimanche 21 février 20I6, jour-anniversaire du centenaire du début de la bataille.
Pendant 300 jours et 300 nuits, Verdun va être le théâtre des pires affrontements entre Français et Allemands de toute la Première Guerre mondiale.
300 jours qui feront plus de 710 000 victimes, morts, disparus ou blessés.
VERDUN 1916 : LA BATAILLE, par Antoine Prost
« Qui n’a pas fait Verdun n’a pas fait la guerre ! »
L’exclamation est courante en 1916 parmi les soldats français.
Dans la mémoire collective, cette bataille a un statut exceptionnel : elle résume la Grande Guerre, elle en est le symbole et l’emblème. Pourquoi ?
Comment la bataille a-t-elle été montée ?
Ce sont les Allemands qui ont choisi d’attaquer à Verdun. Leur commandant en chef, Falkenhayn, était persuadé que la décision ne se ferait pas à l’Est, contre les Russes, mais à l’Ouest, où il prévoyait une grande offensive franco-britannique en 1916. Il a donc pris les devants et décidé d’attaquer les Français, pensant qu’ils étaient à bout et qu’ils demanderaient une paix séparée s’ils subissaient une défaite majeure. Un calcul politique erroné, fondé sur une sous-estimation de l’adversaire.
Quand la bataille de Verdun se sera enlisée, Falkenhayn prétendra avoir voulu « saigner » l’armée française en attaquant un lieu hautement symbolique qu’elle défendrait à tout prix. En fait, pour les Français, Verdun était beaucoup moins chargé de symboles que Reims, la ville du sacre des rois. En septembre 1914, le GQG avait ordonné de l’évacuer ; en 1915 il avait désarmé les forts, leurs gros canons étant plus utiles ailleurs.
Falkenhayn avait des raisons militaires d’attaquer la Région fortifiée de Verdun (RFV). D’une part, elle formait dans ses lignes un saillant très menaçant pour ses communications. D’autre part, elle était très mal desservie : Verdun n’était relié à l’arrière que par un chemin de fer à voie étroite et une route départementale empierrée, et si la bataille s’engageait sur la rive droite de la Meuse, les Français auraient beaucoup de difficultés à faire franchir le fleuve aux matériels et aux renforts.
Pour économiser ses réserves, Falkenhayn avait initialement décidé d’attaquer seulement sur cette rive. Il y concentre des forces qui lui donnent une nette supériorité. En face de sa 5e armée, deux divisions françaises seulement, soit deux ou trois fois moins. Son artillerie surclasse la française et en nombre et en qualité : 1 400 canons et mortiers, contre moins de 650, et des canons qui tirent plus loin, plus vite, des obus de plus gros calibre.
Le 11 février 1916 tout était prêt : les Allemands auraient attaqué le lendemain si le mauvais temps ne les en avaient empêché jusqu’au 21. Ce retard a sans doute évité la défaite aux Français.
Ceux-ci n’ont pas été surpris, mais ils n’étaient pas prêts. A partir de la mi-janvier, les renseignements convergent : une attaque s’annonce, mais Joffre était convaincu que ce serait une diversion pour préparer une grande offensive sur un autre secteur du front. En outre, il n’avait pas conscience de l’impréparation de la défense de Verdun. Driant, un député qui commandait deux bataillons de chasseurs au nord de Verdun, l’avait dénoncée début décembre à la Chambre et au président de la République. Joffre lui avait assuré au ministre que la défense de Verdun ne laissait rien à désirer. Sur le papier peut-être, mais pas sur le terrain. Quand son adjoint, Castelnau, vint inspecter la défense de Verdun le 23 janvier, il ordonna des travaux importants et chargea deux divisions de les réaliser. Comme c’était jusque-là un secteur très calme, on n’avait guère creusé d’abris, de tranchées, de boyaux. « Ce n’est pas la peine de creuser un boyau, les Allemands ne tirent pas », répond un soldat à un nouveau venu qui s’étonne. Sentiment trompeur de sécurité, paresse des hommes, négligence du commandement, la défense de Verdun restait à organiser dans de nombreux secteurs. Une activité fébrile règne alors côté français pour rattraper le temps perdu. Le front est moins mal défendu le 21 février qu’il ne l’était le 12.
Ce répit a permis en outre au commandement de prendre deux mesures capitales. Le 19 février, le général Herr, qui commandait la RFV, prit des mesures draconiennes pour réguler la circulation sur la route vitale de Verdun à Bar-le-Duc, la future « voie sacrée ». Le dispositif entra en vigueur le 22 février. D’autre part, Joffre amena des renforts à proximité de la RFV : le 20e CA dont le rôle sera décisif, est mis en route le 20 février. Il était grand temps, mais il était encore temps.
Comment la bataille s’est-elle déroulée ?
Le 21 février, à 7h se déclenche sur le front nord de la RFV un Trommelfeuer comme on n’en avait jamais vu. La tactique allemande était simple : l’artillerie écrase la défense sous un feu massif d’obus de tous calibres, puis l’infanterie avance prudemment ; si l’ennemi résiste, on recommence le bombardement. Entre 16 et 17h les fantassins allemands avancent, soutenus parfois par des lance-flammes qui terrifient les défenseurs, car il en reste, et qui se battent. Si les Allemands ne les réduisent pas rapidement, ils reprennent le bombardement. Avec cette tactique, malgré des résistances héroïques comme celle de Driant au bois des Caures un secteur bien organisé les Allemands avancent. En quelques jours, ils gagnent entre 6 et 8 km de terrain. Le 24 au soir, la défense française est laminée. « La route de Verdun nous était ouverte », écrira le Kronprinz, le fils du Kaiser Guillaume II qui commande la 5e armée. Le 25, les Allemands occupent le fort de Douaumont que défendaient une soixantaine de territoriaux sans ordres et sans liaison.
Côté français, une déroute s’annonce : chemins encombrés par les civils qui évacuent les villages bombardés, soldats et pièces d’artillerie qui battent en retraite, convois divers qui cherchent leur route, ambulances en détresse. La pagaille règne. C’est dans la nuit du 24 au 25 que se joue le destin de Verdun.
La RFV dépendait du Groupe d’armées du Centre (GAC) que commandait le général de Langle de Cary. Au soir du 24, il craint d’être obligé de se replier sur la rive gauche, et il interdit de faire passer des troupes sur la rive droite. Joffre lui a pourtant donné l’ordre de tenir sur cette rive ; il a aussi convoqué le général Pétain à 8h le lendemain, pour lui confier le commandement de la rive gauche et recevoir les troupes qui se replieraient. Dans la nuit, Castelnau, avec l’accord de Joffre, part pour Verdun. A 4h du matin, au QG de Langle, il annule l’ordre donné par celui-ci. Arrivé au QG de la RFV, il trouve Herr et son état-major dépassés par la situation. Pétain arrive en fin d’après-midi et Castelnau lui donne le commandement de toute la RFV, rive droite comprise.
Militairement, le repli sur la rive gauche constituait une option tout à fait envisageable. La décision capitale de défendre Verdun sur la rive droite a été prise par les militaires, Castelnau et Joffre, mais aussi par les politiques : Briand, alors chef du gouvernement, est intervenu en ce sens au GQG le 24 février.
Pétain est alors inconnu du grand public, mais il est estimé dans l’armée. Il définit quatre grands secteurs, et fixe les responsabilités. Avec son état-major, il met de l’ordre dans le désordre, regroupe son artillerie lourde pour l’employer au mieux et réussit tant bien que mal à rétablir le front grâce aux renforts qui arrivent. Mais le 6 mars, les Allemands entreprennent de museler l’artillerie française qui les bombarde depuis la rive gauche ; ils attaquent celle-ci en direction de la cote 304 et du Mort-Homme. Le cadre de la bataille est fixé.
Suivre les péripéties de la bataille serait fastidieux. Sur ce terrain cloisonné par des ravins profonds d’une centaine de mètres, que les bombardements incessants transforment en un désert de trous obus et de boue, c’est une suite de combats extrêmement violents, qui mettent aux prises de petites unités, un bataillon, parfois une compagnie. Le scénario est toujours le même. Les Allemands attaquent par coups de griffe, sur un front étroit, d’un km ou moins ; ils écrasent la première ligne sous les obus, mais aussi les deux flancs et l’arrière du secteur visé, pour interdire l’arrivée de renforts.
Puis l’infanterie part à l’attaque et c’est un combat de proximité, à coups de grenade, parfois à l’arme blanche, de trou d’obus à trou d’obus, car les tranchées ne sont qu’une suite d’entonnoirs mal reliés entre eux. Un mixte de ce que le combat a de plus moderne, l’artillerie, les gaz, les lance-flammes et ce qu’il a de plus archaïque. Attaque après attaque, les Allemands avancent. Le 23 juin, ils lancent un ultime assaut, dans l’espoir de prendre Verdun avant que ne se déclenche l’offensive alliée sur le Somme, le 1er juillet. Ils échouent devant le fort de Souville, à 4 km du but. Ils tiennent alors rive gauche 304 et le Mort-Homme sur la rive gauche, et leur ligne rive droite est en avant du village de Fleury et des forts de Douaumont et Vaux. Nivelle, qui a remplacé Pétain à la tête de l’armée de Verdun le 1er mai, mais qui dépend de lui puisqu’il commande maintenant le GAC, donne l’ordre de mettre en défense la ville même.
Obligés de dégarnir le front de Verdun pour garnir celui de la Somme, les Allemands font un dernier effort le 11 juillet puis se tiennent sur la défensive. Pour eux, la bataille de Verdun est finie. Falkenhayn est remplacé par Hindenburg et Ludendorff.
L’initiative change alors de camp. Jusques là, les Français en étaient réduits à colmater les unes après les autres les brèches ouvertes par une pression incessante. Joffre, qui consentait à regret à donner à Pétain puis à Nivelle les batteries et les divisions qu’ils réclamaient – autour de 24 divisions, soit plus de 500 000 hommes avec les services – les pressait de passer à l’offensive, mais ils n’en avaient ni les moyens ni le temps. Après l’été, il en va autrement : une nouvelle bataille s’engage, française celle-ci.
Nivelle et Mangin reprennent le fort de Douaumont le 24 octobre et les Allemands abandonnent celui de Vaux le 4 novembre. Une nouvelle offensive, le 12 décembre, ramène le front rive droite à peu près sur la ligne du 21 février. Les Français crient victoire. Pour eux, la bataille de Verdun est terminée, et Nivelle remplace Joffre à la tête des armées. Cependant, rive gauche, le front n’a pas bougé : les Allemands tiennent toujours la cote 304 et le Mort-Homme, qui seront repris au terme de très violents combats en août 1917 seulement.
L’exceptionnalité de Verdun
Ce rapide survol de la bataille n’explique pas pourquoi Verdun est devenu le symbole même de la guerre. Les raisons généralement invoquées sont insuffisantes. Il est vrai que c’est la seule bataille purement française de toute la guerre : les alliés n’y ont pas pris part. Mais Verdun serait sans doute tombé sans les sacrifices britanniques sur la Somme. Il est également vrai que c’est la bataille qui a été vécue par le plus grand nombre de soldats français : comme le commandement remplaçait les divisions que brûlait la bataille par des troupes fraîches, 73 divisions sur une centaine sont passées à Verdun. Mais ce qui compte est le souvenir qu’en ont gardé et transmis les hommes : celui d’un enfer sans équivalent. C’est l’horreur et la violence extrême de la bataille qui lui vaudrait ce statut exceptionnel.
Les témoignages en ce sens sont si nombreux qu’il serait téméraire de les discuter. Verdun est assurément pire que tout ce que les combattants avaient vécu auparavant. Mais, la leçon tirée par les généraux des échecs étant qu’ils n’avaient pas frappé assez fort, les batailles qui ont suivi ont engagé davantage de canons, de mitrailleuses : c’était une escalade. La Somme et le Chemin des Dames ont été probablement pires que Verdun. En tout cas, la Somme a été plus meurtrière : 163 000 Français tués à Verdun en dix mois, et un total de 370 000 tués, blessés ou disparus, soit 37 000 par mois, contre 200 000 en cinq mois pour la Somme, soit 41 000 par mois, pour un front certes plus vaste, mais pour un nombre de divisions plus faible.
L’horreur de Verdun est au-delà de toute imagination, mais celle des batailles suivantes ne l'est pas moins. Les témoignages déclinent le même martyre : la même boue, les mêmes rats, la même soif, la même peur, le même chamboulement des tranchées sous les marmites, les mêmes cris des blessés dans le no man’s land, le mêmes corps disloqués, la même puanteur, la même mort. Comment établir des degrés dans l’horreur du supplice et de la mort de masse ? De ce point de vue, Verdun est représentatif ; il n’est pas exceptionnel.
En revanche, cette bataille n’a pas été vécue comme les autres. Les Français ont eu très peur : pour la première fois depuis la Marne, les Allemands attaquaient, et de façon massive, brutale, déterminée. Verdun allait-il tenir ? Les renforts arriver à temps ? L’anxiété gagne la nation d’autant plus que les informations parviennent au compte-gouttes, et qu’on les soupçonne de cacher la vérité. L’émotion des premiers jours donne à la bataille une importance décisive : en relevant de défi de Falkenhayn au lieu de l’esquiver, le choix de défendre Verdun sur la rive droite en fait un enjeu symbolique sans égal. Le statut exceptionnel de Verdun ne préexiste ni ne succède à la bataille, il s’est construit dès le début de la bataille par l’angoisse des Français et la résolution des soldats. Pour ceux-ci, ce n’est pas une bataille comme les autres : c’est la bataille qu’on ne peut pas, qu’on n’a pas le droit de perdre. Ils manifestent, dans les moments critiques, car il en est d’autres où ils montrent leur lassitude, un courage et une détermination qu’admirent leurs officiers. Ainsi dans les premières semaines ou fin juin.
Verdun devient donc pour les hommes politiques, les journalistes, les artistes, les officiels étrangers, le lieu où il faut avoir été ; ils défilent à la table de Pétain, dont le mythe se construit en un mois. Et pour les soldats, c’est la bataille qu’il faut avoir faite, comme une sorte de rituel initiatique : l’égalité devant le sacrifice le demande, et l’on est un peu fier de pouvoir dire qu’on y a été. En revanche, ils renâclent s’ils doivent remonter à Verdun une seconde et plus encore une troisième fois : c’est une injustice tant que tous n’y sont pas venus. Avoir « fait » Verdun donne des droits.
La construction du légendaire de Verdun – qui n’est pas une légende – commence donc pendant la bataille elle-même. Elle est marquée notamment par la remise à la ville de la légion d’honneur par le Président de la République dès le 13 septembre 1916. Elle se poursuit avec l’érection de monuments, notamment l’Ossuaire de Douaumont, voulu et financé par un comité qui a réuni des souscriptions partout en France et même à l’étranger. Avec surtout la visite de millions de touristes, et les pèlerinages des anciens combattants, qui viennent montrer à leur famille les lieux où ils ont cru mourir, ou se recueillir avec leurs camarades sur les tombes de la nécropole.
Longtemps symbole de l’unité nationale, de la grandeur d’un sacrifice que nos contemporains comprennent mal, l’Ossuaire change pourtant de sens. Le sacrifice, en effet, fut partagé, et au centre d’un vaste « champ des morts », ces millions de trous d’obus sous les arbres où tout fouille importante met au jour des os blanchis, devant 16 000 tombes de soldats métropolitains ou coloniaux, militairement alignées, l’Ossuaire qui a recueilli les restes de 130 000 morts des deux camps, est devenu, après la poignée de mains de François Mitterrand et d’Helmut Kohl, une sorte d’immense monument aux morts des deux peuples. Le lieu inspire un certain sentiment du sacré : le respect des morts, une immense compassion, une forme de sidération devant l’horreur de la mort de masse, une incompréhension indignée envers ce qui l’a permis et organisé et la mission, pour les vivants, d’en empêcher le retour.
Antoine Prost
Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Paris I
Président du Conseil scientifique de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale
Président du Conseil scientifique du Mémorial de Verdun
Source : http://verdun2016.centenaire.org/…/verdun-1916-la-bataille-…
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