Jeanne Jugan (1792-1879), fondatrice des Petites Sœurs des Pauvres, béatifiée en 1982, a été canonisée à Rome le 11 octobre.
Jeanne Jugan, sœur Marie de la Croix en religion, n'aurait pas aimé. Elle qui désirait ce contact avec le Père, elle qui, au moment de sa mort en 1879 le suppliait d'« ouvrir ses portes à la plus misérable de ses petites filles », la faire revenir sur Terre ? Et pour un événement à Rome, au cœur des attentions de tous, pour une canonisation au vu et au su des uns et des autres ?
Voilà qui cadre mal avec son souci de discrétion et d'humilité, avec son désir d'union au scandale de la Croix en répondant à l'injustice par l'abandon dans les mains de la Providence. Dans ses dernières années, la fondatrice des Petites Sœurs des Pauvres pouvait estimer sa mission accomplie : son ordre s'étoffait et la mission de recueillir vieillards indigents et pauvres gardait toute sa force. Aussi demandait-elle qu'on lui chante: « Pourquoi sur la rive étrangère prolongerais-je mon séjour ? » Fallait-il donc la faire revenir sur terre à l'occasion de sa canonisation le 11 octobre 2009 ?
Pour les Petites Sœurs des Pauvres, la modestie de leur fondatrice dût-elle en souffrir, « la canonisation est une reconnaissance de la part de l'Église » et une façon de susciter des vocations. Accueillir les personnes âgées pauvres et isolées, leur redonner une famille, une maison et une dignité jusqu'à la fin de leur vie, voilà une vocation qui garde toute sa raison d'être, depuis la Bretagne, racine de cet ordre, jusqu'au reste du monde où œuvrent aujourd'hui plus de 2500 religieuses. Depuis qu'elle s'est mise à sillonner les chemins de Saint-Servan, Saint-Malo, Rennes, Cancale et alentours, le bissac en bandoulière et le panier à la main, cette œuvre a fait bien du chemin à glaner du pain, du linge ou « un peu de bois pour soulager un membre de Jésus Christ ».
Nous ne sommes peut-être plus dans les décombres de la Révolution française et de sa population paupérisée qui a suscité la création de cet ordre. Mais il n'est pas certain que Dickens, maintenant encore, verrait son encre sécher faute d'inspiration après avoir été témoin des débuts de l'ordre. Le message de pauvreté, matérielle et spirituelle, ainsi véhiculé et façonné par la pratique des Béatitudes n'a pas pris une ride. C'est un trésor à redécouvrir et à faire partager que de comprendre la pauvreté comme dépouillement total qui se livre à Dieu. Jeanne Jugan ne le bénissait-elle pas « d'avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l'avoir révélé aux tout petits » ?
Elle-même a dû attendre qu'il cesse de lui cacher son dessein. À sa mère inquiète de son avenir, à une demande en mariage, elle dut répondre : « Dieu me veut pour lui, il me garde pour une œuvre qui n'est pas encore fondée ».
Au cours de ses recherches, au cours de ses tâtonnements, elle a eu à cœur de cultiver l'intérieur de son âme pour être en même temps qu'ouvrière du monde orante de Dieu. À cela, une raison historique, ses premiers cours de catéchisme, elle les a eus en contemplant les cimetières jonchés du mobilier sacré des églises saccagées par la tourmente de 1792, année de sa naissance. Cultiver sa foi devient d'abord acte intérieur, acte de résistance clandestine. Plus tard, elle adhérera au Tiers-Ordre de Saint-Jean Eudes, le Cœur de la Mère admirable, où l'on faisait l'apologie de l'humilité et de l'abandon à Dieu, le tout en limitant les sorties de chez soi à l'Église ou aux soins des malades et des pauvres. C'était une façon de préfigurer à la fois la vie religieuse et hospitalière à laquelle aspirait Jeanne Jugan.
Infirmière, dame de compagnie, domestique pendant de longues années, cette vocation a mis du temps à se manifester avec la clarté requise dans la conscience de Jeanne. C'est en recueillant en 1840 une aveugle impotente chez elle puis une première compagne spirituelle, une orpheline sans ressources, qu'elle a posé l'acte de fondation de l'ordre, histoire de faire correspondre l'intérieur de sa maison avec l'intérieur de son âme et de participer à la richesse surnaturelle de l'hospitalité. À chaque création de maison d'accueil, un même souci, que les personnes âgées se sentent chez elles. Aujourd'hui d'ailleurs, les centres des Petites Sœurs des Pauvres sont autant de « Ma maison ».
Progressivement un uniforme et des règles de religieuse voient le jour mais la fondatrice n'a de cesse d'aller quêter pour ses pauvres et de participer « à la douceur de s'oublier », bravant le mépris social et les jalousies. Le conseiller spirituel s'auto-proclame-t-il fondateur et supérieur de l'ordre? Jeanne Jugan obtempère et continue ses quêtes. On lui demande de les cesser pour la laisser dans la maison mère comme simple religieuse pendant plus de 20 ans? Elle obtempère, continue sa quête intérieure et reste lucide.
Ce doux abandon de soi dans les mains de la Providence, les Petites Sœurs des Pauvres y sont restées fidèles. Aujourd'hui encore, elles vivent de la générosité des donateurs, au jour le jour. Pour l'éternité.
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