LE Ier OCTOBRE. SAINT REMI, ÉVEQUE ET CONFESSEUR, APÔTRE DES FRANCS.
de l’année liturgique Le temps après la Pentecôte Livre 5 de Dom Guéranger
Deux siècles ne s'étaient pas écoulés depuis le triomphe de la Croix sur l'idolâtrie romaine, que Satan se reprenait à chanter victoire. Tandis que l'eutychianisme ceignait dans Byzance le diadème impérial avec Anastase le Silentiaire, Arius siégeait en Occident sur les trônes que les Barbares venaient d'élever parmi les ruines; dans tout l'ancien territoire de l'empire l'hérésie dominait, presque partout insolente et persécutrice ; l'Eglise n'avait pour fils que les vaincus.
« Mais ne crains pas, tressaille plutôt, s'écrie Baronius à cette date des annales du monde: c'est la Sagesse dont le jeu divin se poursuit (1). Les visées des mortels comptent peu devant celle qui tient dans ses mains la lumière, pour l'y cacher s'il lui plaît, pour, quand elle le veut, la faire à nouveau resplendir (2). Les ténèbres où s'ensevelit l'univers lui marquent l'heure de luire au cœur des Francs (3) pour faire éclater la foi catholique en sa gloire4. » Manière d'écrire l'histoire peu habituelle en nos jours ; mais c'est ainsi que l'entendait celui qui fut le premier des historiens de la cité sainte, comme il en est demeuré le plus grand. Fils des Francs, dans une fête pareille, il nous est bon de n'avoir qu'à traduire en l'abrégeant ce qu'il dit de nos pères.
« Comment, observe-t-il ailleurs, n'admirer pas cette providence qui ne fait jamais défaut à l'Eglise ? Du sein de tribus païennes encore, au lendemain de l'irrémédiable chute de l'empire, Dieu se forme un peuple nouveau et se suscite un prince: contre eux doit se briser le flot montant des hérétiques et des Barbares. Telle, en effet, apparut au cours des siècles la mission divine des rois francs.
« Mais quelle n'est pas la puissance de la foi pour conserveries royaumes, comme la fatalité de l'hérésie pour déraciner toute plante ne provenant pas du Père qui est aux cieux : c'est ce que montrent, avec leurs principautés si totalement disparues, Goths, Vandales, Hérules, Alains, Suèves, Gépides ; tandis que les Francs voient la motte de terre de leurs origines, heureusement fertilisée, s'assimiler au loin le sol qui l'entoure
« Ce que peuvent les Francs, quand la Croix marche en tête de leurs bataillons, on le sut dès lors. Jusque-là obscurs, luttant pour la vie : maintenant que de victoires, que de trophées ! Il a suffi qu'ils reconnussent le Christ, pour parvenir au ; plus haut faîte de la gloire, de l'honneur et de la renommée. Je ne dis là que ce qui est su de tout le monde. Si leur partage fut meilleur que celui des autres nations, c'est que leur foi aussi fut suréminente, incomparable la piété qui les faisait se porter plus ardemment à la défense de l'Eglise qu'à la protection de leurs propres frontières.
« Aussi, privilège unique et vraiment admirable : on ne vit jamais, comme il arrive ordinairement, les péchés des rois amener sur ce peuple la servitude d'un joug étranger. On dirait que la promesse du Psaume a été renouvelée pour lui : Si ses fils ne marchent plus selon mes préceptes, je visiterai avec la verge leurs iniquités ; mais je ne retirerai point de lui ma miséricorde. »
Honneur donc en ce jour au pieux Pontife qui mérita d'être pour les Francs l'instrument des faveurs du ciel! On sait comment, selon l'expression du saint Pape Hormisdas, « Rémi convertit la nation et baptisa Clovis au milieu de prodiges rappelant les temps du premier apostolat. » La prière de Clotilde, le labeur de Geneviève, les pénitences des moines peuplant les forêts gauloises, eurent sans nul doute leur très grande part dans une conversion qui devait à ce point réjouir les Anges ; l'espace nous manque pour dire comment elle fut aussi préparée par tous ces grands évêques du ve siècle, Germain d'Auxerre, Loup de Troyes, Aignan d'Orléans, Hilaire d'Arles, Mamert et Avit de Vienne, Sidoine Apollinaire, tant d'autres qui, dans ce siècle de ténèbres, maintinrent l'Eglise en la lumière et forcèrent le respect des Barbares. Contemporain et survivant de la plupart d'entre eux, leur émule en éloquence, en noblesse, en sainteté, Rémi sembla les personnifier tous en cette nuit de Noël qu'avaient appelée tant d'aspirations, de supplications, de souffrances. Au baptistère de Sainte-Marie de Reims, naissait à Dieu notre nation; comme autrefois au Jourdain la colombe était vue sur les eaux, honorant non plus le baptême du Fils unique du Père, mais celui de la fille aînée de son Eglise : largesse du ciel, elle apportait l'ampoule sainte contenant le chrême dont l'onction devait faire de nos rois dans la suite des âges les plus dignes entre les rois de la terre.
Depuis, Reims, cité glorieuse, vit les hommages de la nation se partager, dans le culte de tels souvenirs, entre son incomparable Notre-Dame et la basilique vénérable où Remi, gardant à ses pieds l'ampoule du sacre, était gardé lui-même par les douze Pairs entourant son splendide mausolée. Eglise de Saint-Remi, caput Franciae, tête de la France, ainsi la nommaient nos aïeux ; jusqu'à ces jours d'octobre 1793 où, du haut de sa chaire profanée, fut proclamée la nouvelle que les siècles d'obscurantisme avaient pris fin, tandis que l'on brisait la Sainte Ampoule et qu'on jetait dans une fosse commune les restes de l'Apôtre des Francs.
Après un épiscopat de soixante-quatorze ans, le plus long qu'ait enregistré l'histoire, Remi était passé de la terre au ciel le treizième jour de janvier, qu'on remarque avoir aussi été celui de sa consécration et de sa naissance. Le 1er octobre n'en fut pas moins adopté dans le siècle même où il mourut pour honorer sa mémoire, comme ayant vu le premier transfert de ses reliques saintes en un lieu plus digne, au milieu de merveilles continuant les miracles qui remplirent sa vie. La Translation de saint Remi, tel est encore le nom donné par l'Eglise de Reims à ce jour ; mais c'est au XIII janvier, octave de l'Epiphanie, que par privilège elle solennise la fête principale de son glorieux Patron, à laquelle nous empruntons le récit qui va suivre.
Remi, appelé aussi Remedius, naquit à Laon de parents nobles et renommés pour leurs vertus dans la contrée. Emilius et sainte Célinie étaient déjà avancés en âge, lorsque la naissance de ce fils leur fut annoncée par un solitaire aveugle, du nom de Montan, qui recouvra ensuite la vue en portant à ses yeux quelques gouttes du lait dont l'enfant était nourri. Le futur Apôtre des Francs passa ses premières années dans l'étude et la prière; la retraite l'attirait ; mais plus il cherchait à fuir les hommes, plus on parlait de lui dans tout le pays. Sur ces entrefaites, mourut l'archevêque Bennade; Remi avait vingt-deux ans, mais ses mœurs étaient d'un vieillard: il fut enlevé, plutôt qu'élu, par le vœu de tous, et porté sur le siège de Reims. Ses efforts pour écarter le fardeau durent céder devant les manifestations du vouloir divin. Sacré par les évêques de la province, il montra dans le gouvernement de son Eglise la sagesse d'un vieillard. Eloquent, puissant dans les Ecritures, il apparaissait comme l'exemple des fidèles, pratiquant ce qu'il enseignait. Pasteur vigilant, après avoir en grand labeur affermi son troupeau dans la connaissance des mystères de la foi et fortifié son clergé dans la discipline, il entreprit d'étendre en Belgique le règne de Jésus-Christ. Gréant de nouveaux diocèses pour les peuples que convertissait sa parole, il établit comme évêques, à Térouanne saint Aumont, à Arras saint Vaast, à Laon saint Génebaud.
Or les œuvres merveilleuses de Rémi, en tous lieux divulguées, remplissaient d'admiration Clovis et les Francs, païens encore. Clovis, vainqueur des Gaulois, ayant donc triomphé des Allemands à Tolbiac par l'invocation du nom de Jésus-Christ, manda Rémi près de sa personne et voulut l'entendre exposer la doctrine chrétienne. Aux instances cependant de l'évêque qui le pressait d'embrasser la foi, le prince opposait la crainte que son peuple n'y voulût pas consentir; mais à peine les Francs l'eurent-ils appris, qu'ils s'écrièrent tout d une voix : Roi pieux, nous rejetons les dieux mortels, nous sommes prêts à suivre le Dieu immortel que Rémi annonce. Rémi donc les soumit aux jeûnes qui étaient dans la coutume de l'Eglise, et ayant en présence de la reine Clotilde achevé l'instruction chrétienne de Clovis, il le baptisa au jour même de la naissance du Seigneur: Baisse la tête, lui dit-il, doux Sicambre ; adore ce que tu as brûlé; brûle ce que tu as adoré. L'ayant baptisé, il l'oignit du saint chrême en le marquant du signe de la croix du Christ. Plus de trois mille soldats de son armée reçurent aussi le baptême, ainsi qu'Alboflède, sœur de Clovis, laquelle ayant quitté cette vie peu après, le pontife adressa au prince des lettres de consolation. Lanthilde, autre sœur du roi, se convertit de l'hérésie arienne ; elle fut réconciliée par l'onction du saint chrême à l'Eglise.
Admirable était la libéralité de Rémi envers les pauvres, et toute spéciale sa clémence pour les pénitents : car, disait-il, ce n'est pas pour la colère que le Seigneur nous a établis, mais pour la guérison des hommes. Dans un concile, il rendit muet par la vertu divine un évêque arien; et comme celui-ci implorait par signes sa grâce, il lui rendit la voix en disant : Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, si vos sentiments à son sujet sont ce qu'ils doivent être, parlez, et confessez de lui la foi que professe l'Eglise catholique. Lui donc avant recouvré la parole, protesta qu'il croyait et voulait mourir en cette foi. Sur la fin de sa vie, Rémi perdit la vue, qu'il retrouva cependant un peu avant sa mort. N'ignorant pas le jour de son passage au ciel, il voulut célébrer le Sacrifice de la Messe et fortifier ses ouailles par la communion du très saint corps du Christ ; puis faisant ses adieux au clergé et au peuple, donnant à tous la paix dans le baiser de la bouche du Seigneur, il quitta cette vie plein de jours et de travaux, en la quatre-vingt-seizième année de son âge, aux ides de janvier de l'an du Seigneur cinq cent trente-trois. On l'ensevelit dans l'oratoire de saint Christophe, où, mort aussi bien que vivant, il éclata par ses miracles.
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